|
Le Portugal et la romanisation de la langue vietnamienne
|
Roland JACQUES |
|
N.B. Le texte ci-dessous est une version revue et mise à jour de l’article paru sous le même titre dans la Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer, no 85, 1998, p. 21-54. Une traduction vietnamienne est parue dans Định Hướng no 17, hiver 1998, p. 18-62.
En 1651 paraissaient à Rome deux ouvrages qui présentent un très grand intérêt pour l’histoire de la langue vietnamienne: un Dictionnaire Annamite-Portugais-Latin, et un Catéchisme pour les candidats au baptême, divisé en huit journées [1]; la grande nouveauté était l’utilisation d’un système d’écriture révolutionnaire dérivé de l’alphabet latin, d’invention alors toute récente, celui que l’on appelle communément aujourd’hui quốc ngữ. Pendant près de deux siècles, jusqu’à la parution du Dictionnaire Annamite-Latin de Taberd en 1838 [2], ces deux ouvrages en restèrent les seules applications imprimées. Les deux volumes indiquent clairement en couverture le nom de l’auteur: Alexandre de Rhodes, de la Compagnie de Jésus, missionnaire apostolique. L’expression sino-vietnamienne « quốc ngữ » signifie littéralement « langue nationale ». Il s’agit d’une périphrase qui désigne, en principe, la langue vietnamienne proprement dite par opposition à la langue chinoise, cette dernière ayant joui pendant des siècles d’un statut officiel. L’usage a cependant fait évoluer la sémantique. Appliquée à la forme écrite de la langue, l’expression a sans doute fait référence d’abord au nôm, un système d’écriture dérivé des caractères chinois dont il sera question plus loin. Mais depuis 1900 environ, l’expression désigne techniquement la langue vietnamienne notée en écriture alphabétique; cette acception est la seule reçue aujourd’hui. Ce quốc ngữ, ainsi défini, est construit sur la base de l’alphabet latin, complété par deux types de diacritiques, pour correspondre à la multiplicité des phonèmes du vietnamien, et pour marquer graphiquement les tons. C’est l’écriture universellement utilisée aujourd’hui par les Vietnamiens. Lorsque le quốc ngữ a commencé sa carrière officielle au Viêt-nam au début du xxe siècle [3], ou que l’on a cherché à en faire l’histoire, le nom d’Alexandre de Rhodes s’est imposé d’emblée comme celui du père de la romanisation. Le voici bientôt porté aux nues comme une sorte d’astre solitaire éclairant la nuit du passé lointain, de ces premiers temps de la mission avant que n’arrivent les missionnaires de Paris dont Taberd et ses successeurs sont d’illustres représentants. La colonie laîque et l’Église se mirent à l’unisson pour chanter le génie missionnaire et linguistique incomparable du Jésuite, pour louer les bienfaits dont lui était redevable le Viêt-nam moderne. « Le P. Alexandre de Rhodes introduit le christianisme et la France au Viêt-nam », écrit un auteur [4]. Il y a toutefois des évidences trompeuses... Mais qui était Alexandre de Rhodes? Il était né en Avignon dans les États du Pape en 1593, et avait rejoint la Compagnie à Rome en 1612. Embarqué à Lisbonne pour l’Orient en 1619, il arriva à Macao en 1623, et fut envoyé à la mission de Cochinchine en 1624. Il en fut rappelé deux ans plus tard en vue de fonder, avec le portugais Pêro Marques comme supérieur, la mission du Tonkin; il y séjourna de 1627 à son expulsion en 1630. Après dix ans passés à Macao (1630-1640), il fut renvoyé en Cochinchine comme responsable de cette mission; il y fit trois séjours entre 1640 et son expulsion définitive en 1645. Fin 1645, il s’embarqua pour l’Europe: il allait traiter de l’avenir de la mission du Viêt-nam à Rome (1649-1652), puis en France (1652-1654). Il fut ensuite affecté à la mission jésuite de Perse, ó il séjourna à Ispahan de 1655 jusqu’à sa mort en 1660. Pour ce qui est de la paternité de Rhodes vis-à-vis des travaux décisifs sur la langue vietnamienne, les scientifiques furent quelque peu gênés par une contradiction. Natif d’Avignon, le missionnaire était présumé de langue maternelle française; or le système de transcription du vietnamien en caractères latins ne porte guère la marque de la langue de Boileau... Personne cependant n’instruira de procès en déni de paternité à l’encontre du père putatif de cette écriture; on s’ingéniera plutôt à tourner la difficulté en mettant en avant les origines cosmopolites supposées de l’Avignonnais [5], et en renchérissant sur ses compétences hors pair de linguiste polyglotte. Certains, plus clairvoyants, plus attentifs aux réalités historiques, parlent d’une œuvre collective, due à des missionnaires « portugais, espagnols, italiens et français [6] », ayant laissé chacun leur trace; mais le rôle le plus éminent revient toujours à Rhodes. La liste fournie ne laisse pas d’étonner. Si la présence de missionnaires portugais et italiens est réelle dans les années ó s’est fait le travail de création du quốc ngữ, et qu’Alexandre de Rhodes, sujet des États du Pape, peut faire à la rigueur figure de « Français » par sa culture, les Espagnols n’ont strictement rien à y voir, à moins qu’on veuille faire intervenir le bisaðeul immigré du même Rhodes... Les premiers missionnaires français, les Jésuites Joseph François Tissanier et Pierre Jacques Albier, débarquèrent au pays en 1658; les Dominicains espagnols vinrent en 1676 [7]. Ainsi, le grand vietnamisant Haudricourt, dans un article qui est une merveille d’érudition, prétendit retrouver dans le quốc ngữ des traces de nombreux systèmes phonétiques européens, jusqu’à des dialectes basques [8]. Bien suâr, l’anticolonialisme des années suivant l’indépendance du Viêt-nam ne sera pas en reste, et vouera aux gémonies celui par lequel tout le mal était arrivé. La romanisation de l’écriture fut classée comme un acte politique hostile, comme une entreprise de déstructuration culturelle visant à diviser la communauté nationale et à imposer une domination étrangère; Rhodes n’était-il pas, d’ailleurs, parti en Europe appeler l’armée française? Nous reviendrons plus loin sur ce type de jugement, que nous ne souhaitons pas discuter de façon idéologique, mais confronter avec les sources disponibles. Il est vrai qu’Alexandre de Rhodes a parfois employé dans ses publications un langage imagé: « J’ai cru que la France, étant le plus pieux royaume du monde, me fournirait plusieurs soldats qui aillent à la conquête de tout l’Orient, pour l’assujettir à Jésus-Christ, et particulièrement que j’y trouverais moyen d’avoir des évêques, qui fussent nos pères et nos maýtres en ces Églises... » [9]. Il s’est trouvé des universitaires pour interpréter littéralement les pieuses métaphores de ‘soldats’ et de ‘conquêtes’ [10]. Quant à la locution habituelle « romanisation du vietnamien », elle est malencontreuse et prête à confusion. Le terme ‘romanisation’ pourrait laisser entendre une transformation de la langue par les ‘Romains’ (Européens) selon leurs propres vues, avec des relents de colonialisme. Il s’agit, en fait, de la représentation des phonèmes de la langue vietnamienne parlée à l’aide d’un système alphabétique dérivé de l’alphabet latin, plutôt qu’à l’aide de signes syllabiques dérivés du système chinois. Ceci précisé, l’expression est difficile à éviter, étant consacrée par l’usage. Quoi qu’il en soit, il faut attendre 1993 pour voir Rhodes réhabilité... mais à nouveau lui seul. Il a aujourd’hui retrouvé sa plaque commémorative de 1941, placée désormais à demeure dans les jardins de la Bibliothèque nationale de Hà Nội et inaugurée à nouveau en 1995[11]; il y est honoré en tant que « père » de l’écriture vietnamienne [12]. En apprenant les premiers rudiments de vietnamien sur les bancs des Langues’O à Paris, nous avons d’emblée été frappé, pour notre part, par l’allure très portugaise de cette écriture; cela a été le point de départ de recherches à la fois historiques et linguistiques qui nous ont permis d’acquérir une certaine familiarité avec des fonds d’archives peu connus et peu cités. Ceux-ci nous ont paru aptes à apporter un nouvel éclairage à la question posée en tête de ces lignes. Beaucoup d’études publiées sur Alexandre de Rhodes nous ont paru insatisfaisantes, dans la mesure ó elles tenaient insuffisamment compte du contexte historique et religieux ó s’est situé l’ensemble de son action en Extrême-Orient [13] — il n’y était pas, en effet, le représentant du roi de France, mais bien du roi du Portugal à qui il avait juré allégeance en tant que missionnaire soumis au patronat de la couronne [14]. Les conclusions de ces études nous semblaient, dès lors, sujettes à vérification. Nous tenterons ici de mettre d’abord en relief le contexte d’histoire générale, tel qu’il ressort du corpus d’archives consulté, afin de mieux saisir ensuite dans quelles circonstances, par qui et dans quel but a été faite la romanisation de l’écriture vietnamienne.
1. La rencontre historique entre le Portugal et le Viêt-nam
Prenons comme référence le siècle et demi compris entre 1498, date symbolique de l’arrivée des premières nefs portugaises en Inde, et 1651, date des publications citées au début de ces lignes. Il faut rappeler que le Portugal a d’abord conquis puis conservé, durant tout un siècle, le monopole de la présence européenne en Asie [15], tant pour le commerce que pour la mission. Au tournant du xvie et du xviie siècle apparurent des compétiteurs pour le commerce: les Hollandais et les Anglais. Dans les deux cas, il s’agissait de nations non catholiques, de sorte que ni les uns ni les autres n’eurent d’influence directe sur les missions portugaises. La France, pour sa part, est restée totalement absente du terrain asiatique durant toute la période de référence. Par contre, on y trouve indirectement l’Italie: même si aucun État de la péninsule n’a été présent comme tel, le Portugal avait intégré dans ses propres rangs, d’abord des navigateurs, puis surtout des missionnaires qui en étaient originaires. Le Viêt-nam ne fit pas exception, et la mission chrétienne, restée constamment d’obédience portugaise pendant la période de référence, y a compté plusieurs Italiens de grande valeur. Alexandre de Rhodes, sujet du Pape et formé à Rome, fait partie de ce groupe. Mais avant d’examiner de plus près l’action de la mission chrétienne, il convient de mieux situer la rencontre entre le Portugal et le Viêt-nam. Après 1511 [16], lorsque les navigateurs portugais commencèrent à remonter vers le nord au-delà du détroit de Malacca, leur intérêt fut capté par deux grands empires, le Japon et la Chine. Aux navigateurs et aux commerçants, le chapelet de petits États entre Malacca et Macao ne fournirent guère que des escales de ravitaillement [17]. Quant aux missionnaires, à partir de François Xavier [18] au milieu du xvie siècle, le but de tous leurs efforts fut de convertir l’empereur de Chine: une fois cette conversion acquise, les États tributaires, du Tonkin au Siam, devaient nécessairement suivre son exemple, pensait-on [19]. Il n’y avait pas lieu, dans le cadre de cette stratégie missionnaire, de leur donner la priorité. De fait, les premiers contacts entre le monde portugais et le Viêt-nam sont anecdotiques. On citera, pour mémoire, un padrão érigé en 1524 dans l’ýle faisant face au port de Faðfô (Hội An), dont est témoin Fernão Mendes Pinto [20]; un premier essai de prédication du christianisme en 1533, pour lequel on ne dispose que d’une unique source vietnamienne, indirecte et tardive [21]; et enfin une première observation linguistique, bien décevante, faite par Gaspar da Cruz au cours d’une escale en 1555, et racontée dans son Traité de la Chine[22]. Les premiers essais missionnaires au Viêt-nam dont les sources occidentales aient gardé la trace remontent à la fin du xvie siècle. Dans le cadre de leur stratégie missionnaire, les Jésuites cherchèrent à se réserver le monopole de la mission en Chine et au Japon; mais ils encouragèrent à diverses reprises les autres Ordres à prendre l’initiative en direction des « petites nations ». C’est ainsi que vit le jour, en 1583, une première expédition de Franciscains espagnols en Cochinchine. Ce fut un échec total [23]. L’année suivante eut lieu un deuxième voyage missionnaire; Bartolomé Ruiz, qui avait été du voyage précédent, réussit à se maintenir seul dans la région de Đà Nẵng (Tourane) pendant près de deux ans, mais sans plus de succès [24]. Suite à un arbitrage royal de Philippe II d’Espagne, deux Franciscains portugais prirent la relève, mais ne purent se maintenir que six mois [25]. Au tournant du siècle, les Ermites de S. Augustin portugais firent à leur tour deux essais d’implantation missionnaire [26] avec un succès plus que modeste, et abandonnèrent pour des motifs surtout logistiques [27]. Les chroniques des Franciscains et des Augustins laissent entrevoir qu’à cette occasion la rencontre entre les cultures a été plutôt un dialogue de sourds. Elle n’a pas produit de fruits tangibles dans le contexte vietnamien. Dans l’histoire de l’expansion portugaise, l’éveil d’un réel intérêt pour le monde vietnamien est donc assez tardif. L’élément décisif fut la fermeture du Japon au commerce comme à la mission, durant les premières décennies du xviie siècle [28]. Au 17e siècle, le Viêt-nam s’auto-désigne comme « Đại Việt », nom à usage interne; l’appellation « An Nam » sert pour les relations avec la Chine et le monde extérieur. Sa frontière sud est située au nord de Nha Trang jusqu’en 1653. L’ensemble du pays maintient une unité nominale sous la dynastie restaurée des Lê. Mais en pratique, deux États rivaux se sont constitués de part et d’autre du fleuve Gianh, à hauteur du 18e parallèle; ils sont gouvernés par deux familles de seigneurs héréditaires, les Trịnh au Nord et les Nguyễn au Sud. La sécession est consommée en 1614, année ó l’État sudiste des Nguyễn renvoie les fonctionnaires nordistes. Ce dernier État, du fait qu’il occupait un territoire plus petit et plus pauvre, s’est alors plus résolument appuyé sur le commerce extérieur pour asseoir sa prospérité; il restera longtemps le partenaire privilégié des Portugais de Macao dans la région. Le terme portugais de « Cochinchine » (du nom malais et japonais du Việt-nam: « Kochi », avec l’ajout de « Chine » pour le distinguer de « Cochim », la ville de Cochin en Inde), appliqué à l’origine à l’ensemble du Đại Việt, se spécialise à la même époque pour désigner cette seigneurie Nguyễn. Le seigneur est couramment appelé « roi de Cochinchine » dans les sources, bien que les auteurs plus avertis rappellent qu’il ne s’agissait que d’un « alevantado », c’est-à-dire un vassal rebelle du vrai roi qui règne au Nord. Quant à la seigneurie nordiste des Trịnh, les Portugais l’appellent royaume du « Tunquim » (Tonkin), expression chinoise qui veut dire « capitale orientale » et désigne proprement Thăng Long, l’actuelle Hà Nội, siège des Lê et des Trịnh [29]. Vers 1616, à l’invitation de l’État vietnamien de Cochinchine, divers projets d’implantation d’une « colonie » portugaise ont vu le jour[30]; ils furent soutenus par le vice-roi Jerónimo de Azevedo et la couronne [31]. Le désaveu résolu des vice-rois João Coutinho et Francisco da Gama fit capoter ce projet [32], sauf dans ses aspects proprement religieux. Si l’intérêt officiel de l’État portugais pour le Viêt-nam s’est alors assez vite remis en veilleuse, une collaboration commerciale régulière s’établit cependant entre la ville de Macao et les deux États vietnamiens. Elle se maintint, avec des succès inégaux, pendant deux siècles. Les aspects politiques et commerciaux mentionnés ont déjà fait l’objet de plusieurs études remarquables, notamment de la part de Pierre-Yves Manguin [33] et de George Bryan Souza [34], sans oublier les nombreuses publications de Manuel Teixeira [35]. Nous n’y reviendrons pas. Dans le domaine religieux, la mission du Viêt-nam fut fondée définitivement par la Province Jésuite du Japon, en lien avec les évêchés portugais de Malacca et de Macao [36]: ce fut en 1615 dans l’État de Cochinchine [37], en 1627 dans celui du Tonkin [38]. La Province du Japon de la Compagnie de Jésus était d’obédience strictement portugaise et financée par le Portugal dans le cadre du patronat royal. Son personnel était en majorité portugais mais comportait dès le début une forte présence italienne; les Japonais y furent admis, mais seulement dans des positions subalternes, à partir de la fin du xvie siècle. Elle avait étendu son territoire de compétence peu à peu vers la Chine (plus tard vice-province autonome), et fixé son siège à Macao. À l’époque qui nous intéresse, elle cherchait à s’étendre vers l’Indochine et l’Insulinde, suivant les routes de navigation partant de Macao. Les Jésuites rendaient généralement peu de comptes aux évêchés, théoriquement chargés de coordonner la mission. Les deux fondations portugaises et jésuites en Cochinchine et au Tonkin eurent un succès remarquable, posant des bases solides pour la chrétienté vietnamienne. En 1658, au moment ó le Saint-Siège, qui ne reconnaissait pas la Restauration de la couronne portugaise[39], décida de reprendre en main ces missions [40], près de 70 missionnaires de huit nationalités s’y étaient succédés, dont 35 Portugais, 19 Italiens et 7 Japonais [41]. Les deux couronnes espagnole et portugaise étaient restées unies de 1580 à 1640; mais cette union personnelle n’entraýna pas la fusion des gouvernements, ni des administrations, ni des possessions d’Outre-Mer ó les intérêts restèrent parfois opposés. Sous le règne de Philippe IV d’Espagne (à partir de 1621), il fut de plus en plus évident que l’État portugais était mal gouverné, et avait tout à perdre de l’union personnelle, y compris en Extrême-Orient. Un coup d’état mit sur le trône portugais Jean IV de Bragance (1640-1656). Le Saint-Siège, pour sa part, continua à considérer Philippe IV comme roi légitime du Portugal jusqu’à sa mort (1665). Par contre, le Portugal ainsi restauré réussit à mettre la France dans son camp (traités de 1641 et de 1655), ce qui ouvrit la voie après 1655 à la venue de missionnaires français dans les territoires de mission d’obédience portugaise. Ce fut chose faite dès 1658. À la même date, selon les estimations les moins optimistes, les chrétiens vietnamiens étaient déjà plus de 100 000 [42], répartis en plusieurs centaines de communautés locales [43]. Ils étaient encadrés par des laðcs vietnamiens solidement formés [44], capables de faire face aux situations les plus difficiles; ils avaient eu dès 1644-1645 leurs martyrs, parmi lesquels le plus éminent est le jeune catéchiste André, qui fut le premier d’une très longue liste, et dont Macao avait gardé le souvenir [45]. Un tel succès est d’autant plus étonnant qu’il a été obtenu en dehors de toute présence militaire et de toute démonstration de force. Dans le même temps, la glorieuse chrétienté du Japon était virtuellement anéantie, celle de Chine était en difficulté; le Siam comptait à peine 200 fidèles, Macassar une poignée [46]. Pour toute l’Asie, mises à part les enclaves de Goa et de Macao, c’est au Viêt-nam et à Sri Lanka que la continuité historique entre la mission portugaise et les Églises chrétiennes modernes est la plus visible et la plus tangible aujourd’hui.
2. La mission jésuite au Viêt-nam et la langue vietnamienne
L’essor de la mission s’est accompagné, au Viêt-nam comme ailleurs, de réalisations de tout premier ordre dans le domaine culturel. En 1615, les Jésuites de la Province du Japon, en inaugurant la mission vietnamienne, avaient une expérience de plus de vingt ans de recherches et de créations linguistiques du côté de la langue japonaise [47]. Cela fut d’autant plus fructueux que, face au chinois, le vietnamien et le japonais occupent une position symétrique, et que ces deux langues subissaient le même type d’influence à travers la langue des caractères [48]. Les premières traductions en vietnamien de textes religieux chrétiens datent de 1618, et sont dues pour l’essentiel à Francisco de Pina. Jésuite natif du Portugal [49], celui-ci avait terminé ses études au collège de Macao, ó le grand grammairien de la langue japonaise João Rodrigues ‘Tçuzzu’ était présent depuis 1610 [50]. Pour son travail, Pina reçut l’aide efficace d’un jeune lettré vietnamien baptisé sous le nom de Pêro [Phêrô], dont les bonnes connaissances en chinois durent être fort utiles en la circonstance. Ces faits ressortent d’un rapport officiel de la mission: « Cet homme [un lettré ami de la mission] a un fils de seize ans, le plus vif et le plus intelligent du lieu, et le meilleur écrivain de lettres chinoises, un art très estimé chez eux... Ce jeune homme, baptisé sous le nom de Pierre, est grâce à sa connaissance des lettres d’un grand secours pour le Père, pour traduire dans la langue du pays le Pater noster, l’Ave Maria, le Credo et le décalogue, que les Chrétiens ont déjà appris par cœur. Le Père a composé également dans cette langue les articles de foi; on y déclare de façon suffisante qu’il y a un seul Dieu, les mystères de la Sainte Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption, et la nécessité ó nous sommes d’avoir part aux mérites du Christ, notre Seigneur, par le moyen de la foi et des saints sacrements. Les Chrétiens mettent tout par écrit, et commencent déjà à réciter le rosaire comme chez nous » [51]. Selon l’usage des rapports annuels des Jésuites, « le Père », auteur des travaux en question, n’est pas expressément nommé. Trois Jésuites étaient alors présents à la mission de Pulo Cambi (correspondant approximativement à l’actuel Quy Nhơn) ó se situe l’épisode: Buzomi, atteint d’une « grave maladie, qui fut cause qu’il ne put s’occuper de la conversion de ces gens » [52], Pina, et Borri, nouvel arrivant qui commençait à peine à étudier la langue. Nous comprenons que les travaux ont été faits sous la supervision de Buzomi, ancien supérieur de la mission de Cochinchine (1615-1618) et supérieur local, mais que les artisans principaux en ont été Pina et le jeune collaborateur vietnamien. Selon sa propre affirmation, Pina avait achevé dès 1622 la mise au point d’un système de transcription alphabétique adapté à la phonétique et aux tons de la langue vietnamienne. Il avait collecté un florilège de morceaux choisis et commencé à rédiger une grammaire. Ce résultat, il l’avait acquis en travaillant sans ménager sa peine, aidé seulement par l’un ou l’autre des écoliers vietnamiens regroupés autour de lui [53]. L’historien jésuite Bartoli, pour sa part, attribue à Buzomi la création d’une grammaire et d’un vocabulaire [54]. Il s’appuie, entre autres, sur une lettre de 1622 que nous n’avons pu retrouver. Il n’est pas impossible qu’il y ait en l’occurrence une confusion avec Pina. D’une façon plus générale, les affirmations de Bartoli concernant les excellentes connaissances linguistiques de son compatriote Buzomi ne sont pas corroborées par les documents d’archives que nous avons pu consulter. Il faut noter par ailleurs que Bartoli, qui semble ignorer les créations linguistiques de Pina, reconnaýt cependant ses compétences. En guise d’oraison funèbre après le récit de la mort du missionnaire portugais, survenue le 15 décembre 1625, il écrit: « Le Père Pina était Portugais de nation, âgé de quarante ans. Il était cher également aux paðens, parce qu’il parlait leur langue comme s’il était Cochinchinois de naissance » [55]. En 1624, Francisco de Pina ouvrit la première école de langue vietnamienne pour étrangers [56], avec pour élèves deux hommes de fort tempérament: le Portugais António de Fontes [57], un vétéran qui sera un des piliers de la mission de Cochinchine; et Alexandre de Rhodes, que nous avons déjà présenté. Ce dernier sera bientôt appelé à fonder la mission du Tonkin, ó il se dépensera de 1627 à 1630. Le 15.12.1625, un vaisseau portugais jetait l’ancre en baie de Đà Nẵng, n’accostant pas à cause des risques de tempête. Une barque partit du port à sa rencontre. Pina y monta pour rapporter à terre les denrées de première nécessité: vin et farine pour la célébration de la messe. Au retour, une bourrasque fit chavirer la barque; empêtré dans sa soutane, Pina mourut noyé, alors que le reste de l’équipage fut sauvé. Ce fut un grand deuil pour la population locale comme pour la mission; un décret d’expulsion des missionnaires fut suspendu pour permettre de célébrer trois mois de deuil, puis finalement rapporté [58]. Il serait erroné de croire qu’après cette mort tragique les missionnaires portugais aient diminué leur investissement linguistique. Le travail de pionniers s’est alors poursuivi pendant au moins deux décennies. L’effort a porté avant tout sur la création d’un vocabulaire chrétien et sur la rédaction des premiers éléments de la littérature chrétienne [59]. Le rôle joué par les lettrés chrétiens vietnamiens a été considérable; l’un ou l’autre de leurs noms mériteraient d’être tirés de l’oubli [60]. Parallèlement, l’analyse grammaticale et phonétique de la langue vietnamienne fut poursuivie de façon systématique, permettant de mettre peu à peu au point l’écriture romanisée dite quốc ngữ. C’est là une œuvre collective ó il est difficile de discerner la part revenant à chacun. Mais il est certain qu’Alexandre de Rhodes s’en est trouvé très vite écarté du fait de son exil à Macao de 1630 à 1640: il y exerçait son ministère en milieu chinois, même s’il continuait à se tenir au courant des progrès faits au Viêt-nam [61]. Lui-même nous a livré dans la préface du dictionnaire [62] le nom des deux plus éminents lexicologues: les Portugais Gaspar do Amaral [63] et António Barbosa [64]. Dans cette œuvre créatrice originale des Jésuites portugais au Viêt-nam, l’étape de la maturité est marqué par une consulta, un débat contradictoire organisé à Macao en 1645 pour discuter d’une question controversée de terminologie chrétienne en vietnamien [65]. Les archives nous ont conservé le nom des experts qui ont dominé les débats: à côté d’Amaral, désigné comme peritissimus (premier expert), et de Barbosa, on trouve Baltazar Caldeira, natif de Macao, ainsi que Manuel Pacheco et Pêro Alberto, tous deux natifs du Portugal. En face, soutenant une position opposée, Alexandre de Rhodes se retrouva seul; son opinion fut rejetée. Malgré l’appui passionné apporté ultérieurement à sa position par un jeune Jésuite sicilien, Metello Saccano [66], la décision fut maintenue. La question, en effet, ne fut pas terminée par l’assemblée de 1645. Portée à Rome à l’initiative d’Alexandre de Rhodes, elle y fut examinée dans les années 1650 devant Propaganda Fide puis devant le Saint-Office [67]. Il existe une lettre fort curieuse du Jésuite italien Giovanni Filippo Marini à ses supérieurs romains au sujet de cette affaire, datée de 1655 [68]. Non sans une pointe de polémique, l’auteur y met fortement en doute la compétence de Rhodes en matière de linguistique vietnamienne. On notera qu’il tend à le disqualifier du fait qu’il pratique plutôt le parler de Cochinchine, « béotien » par rapport à la langue standard de la capitale; c’est aussi ce parler sudiste que l’orthographe du Dictionnaire semble représenter dans certains cas. Mais le fond de la question n’est pas là: elle portait sur le sens exact de la locution sino-vietnamienne (sans connotation dialectale) « Nhin danh [Cha...] »: « Au nom de [du Père...] ». Celle-ci pouvait être théologiquement ambigueš faute d’un marqueur du nombre grammatical singulier. Rhodes en exigeait l’adjonction, de peur que l’on imagine trois noms, et donc trois forces surnaturelles distinctes; dans ce cas, on aurait été hors du dogme chrétien, et il aurait fallu envisager de rebaptiser tous les Chrétiens. Il faut noter que la formulation retenue en 1645 par les experts de la consulta, tous portugais, reste aujourd’hui en usage dans l’Église vietnamienne.
3. Les Portugais en Extrême-Orient: réputation et préjugés historiques
On peut se demander pourquoi l’histoire a si peu retenu ces faits, au point de traiter parfois la présence et l’action des missionnaires portugais au Viêt-nam comme quantité négligeable. L’image internationale du Portugal est certes aujourd’hui bien dévalorisée: autrefois puissance de rang mondial, ce pays en vient presque à faire figure de Cendrillon de l’Europe occidentale. Bien plus anciennement, il y eut déjà un parti pris anti-portugais, dont la réalité est solidement documentée. On nous permettra d’en donner deux exemples. En 1653, le Jésuite italien Daniello Bartoli présentait à la censure de la Compagnie un gros volume consacré à l’histoire de l’évangélisation en Chine, qui sera aussi le premier grand classique de la mission au Viêt-nam [69]; deux censeurs sur trois lui ont alors reproché son parti pris anti-portugais [70]. On trouve une réaction analogue dans les minutes des lettres de Goswin Nickel, Préposé général des Jésuites, adressées entre 1655 et 1662 à des Jésuites italiens et français du Viêt-nam et d’Extrême-Orient. Il s’y montre choqué par les attaques systématiques de ses correspondants contre les Portugais, leurs méthodes et leurs réalisations: vous avez le droit de dénoncer les fautes de telle ou telle personne, leur dit-il en substance, mais il est inadmissible de jeter globalement le discrédit sur une nation [71]. De ces deux faits, il faut rapprocher deux autres données historiques bien connues. Les missionnaires de Paris et les vicaires apostoliques envoyés par le Saint-Siège au Viêt-nam à partir de 1659 [72] ne purent asseoir leur autorité dans ce pays qu’au prix d’une lutte longue et dure contre les Jésuites: ces derniers s’opposèrent à eux au nom d’une fidélité presque sans faille au patronat de la couronne portugaise [73]. Il nous semble que, dans le feu de la polémique et par la suite, beaucoup de jugements injustes ont été émis: il était tentant d’invoquer l’incompétence juridique ou l’impéritie des premiers arrivés, ou d’exagérer leurs déficiences, pour justifier l’intervention autoritaire des nouveaux venus. Nous avons évoqué plus haut, enfin, le rôle particulier joué par la France au Viêt-nam deux siècles plus tard: en cherchant les lointains précédents de son ‘épopée’, ó se mêlaient évangélisation, conquête militaire et colonisation, on a cru en trouver l’origine en 1624, date de l’arrivée au Viêt-nam d’Alexandre de Rhodes, sorte de signe de prédestination du rôle que la France et les Français étaient appelés à jouer dans ce pays [74]. C’est cet ensemble de faits qui explique en partie, nous semble-t-il, que le rôle culturel capital joué par le Portugal au Viêt-nam à travers ses missionnaires jésuites du xviie siècle ait été si souvent ignoré, minimisé, voire occulté, dans la littérature spécialisée [75]. La majeure partie de celle-ci a d’ailleurs été publiée dans la sphère culturelle française [76]: on y a mis volontiers en relief, de façon parfois anachronique, une présence et une influence françaises [77]. Quant aux chercheurs vietnamiens, ils ont été jusqu’ici et presque inévitablement handicapés par leur ignorance assez générale de la langue portugaise, restant largement tributaires de ce qui a été publié en langue française [78]. En 1990, un congrès scientifique international sur la ville de H¹i An (Faðfô) a eu lieu à Đà Nẵng (Tourane). On ne s’étonnera guère, vu le contexte décrit ci-dessus, que non seulement l’ancienne puissance coloniale en ait été tenue à l’écart, mais que le Portugal y ait été oublié, tandis que l’on faisait la part belle à la Hollande [79]. Pour les Vietnamiens d’aujourd’hui, la question de la rencontre des cultures entre le Viêt-nam et l’Occident garde de forts accents polémiques, comme nous nous en sommes rendu compte à nos propres dépens [80].
4. Comment renouveler le débat historique?
La même année 1645 ó fut organisé à Macao le débat linguistique contradictoire mentionné plus haut, Alexandre de Rhodes fut chargé par son supérieur hiérarchique Manuel de Azevedo d’une mission à Rome [81]. Nous n’aborderons pas ici les aspects diplomatiques du voyage, ni les conséquences qu’il eut pour les missions catholiques en Extrême-Orient [82]: ces conséquences furent douloureuses pour le Portugal sans que l’on puisse en faire grief à Rhodes [83]. Nous en retiendrons plutôt un succès incontestable et incontesté: la publication à Rome du dictionnaire et du catéchisme que le missionnaire apportait dans ses bagages, en même temps que celle de divers ouvrages historiques sur la mission du Viêt-nam. C’est sur la base de ces publications que la personne d’Alexandre de Rhodes a commencé à prendre une dimension légendaire, devenue désormais quasi mythique tant pour l’histoire des missions au Viêt-nam que pour l’histoire de la langue vietnamienne [84]. Il nous semble que l’on fait ainsi tort à l’histoire. Rhodes fut, sans conteste possible, un grand missionnaire, mais non un surhomme: il est urgent de redonner à l’homme sa véritable consistance humaine, et de replacer l’œuvre dans son contexte authentique. Outre les enjeux de cette démarche pour la linguistique vietnamienne, sur lesquels nous reviendrons, qu’il nous soit permis d’évoquer ici un autre enjeu. Le christianisme du Viêt-nam, quoiqu’il soit bien implantée depuis trois siècles et demi, forme une minorité contestée, qui a souffert et continue à souffrir d’ostracisme. Le discours de ses nombreux détracteurs lui fait grief d’être arrivé dans les bagages des colonialistes français, dont Alexandre de Rhodes serait le précurseur [85]. La toute récente réhabilitation de Rhodes dans les milieux officiels n’est pas venue à bout de cette légende noire, particulièrement dans l’émigration vietnamienne [86]. Rétablir la vérité historique sur les origines de la communauté catholique du Viêt-nam permettra de mettre en évidence des réalités toutes différentes: c’est dans le cadre d’un dialogue et d’échanges mutuels, entièrement pacifiques, entre le monde portugais et le monde vietnamien que les missionnaires, hommes libres et sincères, ont su se faire entendre par une partie de la population. En profonde sympathie, ils avaient adopté la langue et les coutumes de leurs interlocuteurs; ceux-ci ont librement fait leur choix, et adhéré à cette foi nouvelle ainsi exprimée dans leurs propres mots. C’est bien dans ce cadre-là que Rhodes, sujet du Pape, a exercé son ministère au même titre que ses confrères portugais, italiens ou japonais. Retrouver la vérité historique, derrière ce mythe qui domine la vision française des choses, est une entreprise particulièrement ardue et ingrate. Pour ce faire, l’historien de la mission au Viêt-nam dispose pourtant de sources documentaires abondantes. Il ne s’agit pas tant des documents officiels, qu’ils soient politiques ou économiques: ceux-ci sont déjà bien connus, et ont été en bonne partie publiés et exploités. Mais il n’y a jamais eu de véritable colonie portugaise au Viêt-nam et les échanges politiques ont été peu nombreux: l’unique traité est l’éphémère convention luso-vietnamienne de 1786 [87]. Ce type de documents permet surtout de bien préciser le contexte socio-économique de la mission, non pas son contenu. L’essentiel des sources se compose de manuscrits d’origine religieuse majoritairement inédits. De façon générale, on notera que les inédits sont préférables aux versions publiées, lorsqu’elles existent, car ces dernières visaient surtout l’édification des pieuses âmes d’Europe [88] et ont pu être déformées dans ce but. Les manuscrits, notamment les rapports officiels et la correspondance privée des Jésuites, se trouvent en grande partie conservés à Lisbonne, à Madrid et surtout à Rome, dispersés dans plusieurs collections [89]. Ils sont rédigés en portugais, moins souvent en latin, et parfois en italien. C’est leur contenu qui permettra de reconstituer en détail la chronologie de la mission, et de rendre à chacun des acteurs de cette mission ce qui lui revient. Par le fait même, les progrès et les aléas de l’action linguistique et culturelle des Jésuites portugais au Viêt-nam seront mis plus clairement en lumière, avec les noms et les visages de ceux qui en ont été les promoteurs. La publication et l’exploitation de ces sources est un chantier qui reste encore largement à ouvrir. Notre tâche prioritaire a été de faire l’indexation des documents issus du premier demi-siècle, celui au cours duquel s’est réalisé l’essentiel du travail créatif (1615-1664). Mais une mise en valeur complète sera une tâche collective de longue haleine, qui demandera entre autres de nouer des liens de coopération culturelle entre le monde portugais et le monde vietnamien. Il est indispensable qu’une future génération de chercheurs vietnamiens puisse participer de plain-pied à ce travail [90]. D’une part, en effet, ils pourront ne pas s’encombrer des querelles intra-européennes, qui ne les intéressent guère; d’autre part seul leur apport spécifique permettra d’étudier à fond les implications culturelles de ce qui a été accompli lors de la rencontre historique du xviie siècle.
5. Réexamen du dossier linguistique
Même après la récente publication de sources chinoises de linguistique historique vietnamienne [91], le dictionnaire et le catéchisme publiés à Rome en 1651 restent les deux ouvrages fondamentaux irremplaçables pour connaýtre l’état de la langue au xviie siècle, et son évolution. Mais le fait qu’ils ont été publiés sous le seul nom d’Alexandre de Rhodes a paru dispenser d’examiner à fond le dossier linguistique. Jusqu’à quel point en a-t-il été personnellement l’auteur? Dans quelle mesure a-t-il repris, comme compilateur ou rédacteur du texte final, les travaux de ses prédécesseurs? Il est sans doute impossible de répondre de façon exhaustive à ces questions; mais elles doivent être posées, et examinées sérieusement à l’aide de tous les témoins écrits disponibles. En effet, la notion de propriété littéraire chez les Jésuites du xviie siècle n’était pas exactement la nôtre; nous en donnerons deux exemples. On voit le récit du martyre du catéchiste André, dont l’original portugais est indubitablement de la plume même de Rhodes, repris parfois mot à mot sous les noms de Matias da Maia [92], d’António Francisco Cardim [93] ou de Manuel Ferreira [94]. Réciproquement, Rhodes a publié sous son propre nom un récit concernant les martyrs du Japon, globalement repris des chroniques jésuites [95]. Ainsi, quand on décidait d’éditer ou de rééditer un texte bon à diffuser, celui qui avait le mérite de se charger de ce travail y mettait son nom, et en prenait ainsi personnellement la responsabilité. Dans le cas de Rhodes et des martyrs du Japon, il s’agissait sans doute aussi de profiter de la célébrité naissante de l’Avignonnais pour une meilleure diffusion du livre. Le fait que le nom de Rhodes se trouve en couverture d’un ouvrage ne prouve donc nécessairement pas qu’il en soit le seul « auteur », ni même le rédacteur principal. S’agissant des deux ouvrages écrits en langue vietnamienne publiés par la congrégation romaine de Propaganda Fide, il n’était évidemment pas question de promouvoir une vente au public: l’unique but était le service de l’œuvre missionnaire. Mais du fait que Rhodes était la seule personne à Rome à connaýtre la langue utilisée, c’est lui qui devait nécessairement se porter personnellement garant de ces ouvrages, en prendre la responsabilité ultime devant ses supérieurs et le Saint-Siège; ceux qui auraient pu le faire à sa place, ou conjointement avec lui, étaient au bout du monde. Et c’est bien ce type de responsabilité que Rhodes a prise, nous semble-t-il, sans revendiquer une paternité littéraire au sens précis ó nous l’entendons. Pour le catéchisme, il faut peut-être lui laisser la paternité de la rédaction finale du texte imprimé, et certainement la version latine qui lui fut expressément demandée. Mais Rhodes a bien noté qu’il s’agit en l’occurrence de « la méthode que nous tenons pour proposer nos mystères aux Paðens » [96]: il se situe explicitement à l’intérieur d’une œuvre collective. Nous interprétons le terme « méthode » comme incluant des documents écrits. L’existence de textes catéchétiques, au moins similaires à celui de Rhodes et écrits en écriture alphabétique et en écriture syllabique ‘nôm’, est en effet attestée par un texte du Jésuite Metello Saccano, écrit juste avant la publication du Catechismus: « ... ie luy leu nostre Catéchisme dressé expressément pour l’instruction de ces peuples, ó nos mystères sont clairement exposés, et les resveries de leurs sectes efficacement refutées, tout l’ouvrage estant partagé comme en huict prédications pour autant de jours » [97]. Le missionnaire semble donc posséder un exemplaire écrit en quốc ngữ à son propre usage, et un autre en nôm à l’usage des Vietnamiens. Pour ce qui est du dictionnaire, il faut faire un constat analogue. Dans son avis au lecteur, Rhodes note expressément qu’il a travaillé sur la base d’un dictionnaire vietnamien-portugais composé par Gaspar do Amaral, et d’un dictionnaire portugais-vietnamien duâ à António Barbosa. Si l’on n’a jamais retrouvé de manuscrits des deux ouvrages précurseurs, c’est à notre avis tout simplement que le dictionnaire imprimé de Rhodes en avait intégré toute la substance, rendant sans objet leur conservation. Il faut, certes, saluer au passage les qualités de management de l’Avignonnais, le seul qui ait su mener à son terme, malgré les difficultés que l’on imagine, cette œuvre d’édition. Ses prédécesseurs, morts prématurément, n’ont pas pu le faire. Pour le nôm, le Viêt-nam se servait de la technique d’impression par xylogravure. La mission jésuite s’est servie de cette technique au moins au Tonkin, dans la période ó elle jouissait d’une liberté suffisante [98]. Mais la technique n’avait pas été adaptée à l’alphabet latin, et surtout la liberté des missionnaires, dans un domaine aussi sensible, avait été restreinte. La province du Japon des Jésuites avait fait fonctionner une presse d’imprimerie à caractères mobiles à Macao, puis au Japon et à nouveau à Macao entre 1588 et 1620 [99]. Pour des raisons obscures, cette presse avait ensuite été abandonnée ou vendue à Manille, de sorte qu’elle n’a malheureusement pas pu être mise au service du quốc ngữ, comme elle l’avait été pour le japonais (alphabet romanisé et caractères hiragana). L’alternative était de faire imprimer à Lisbonne. Mais, à cette période, c’était une entreprise plutôt délicate, longue et couâteuse. Un inquisiteur portugais contemporain écrit: « The vigilance [of the Inquisition] in ferreting out suspect doctrines is incredible; and it always was thus in this kingdom [of Portugal], where manuscripts have to be revised so often and approved by so many censors with such rigour, that this is one of the reasons why so few books are published here... » [100]. Ce sont peut-être ces raisons qui ont amené Alexandre de Rhodes, ou ses supérieurs, à recourir à une solution romaine pour fournir à la mission du Viêt-nam les ouvrages de base dont elle avait le besoin le plus urgent. Pour le dictionnaire comme pour le catéchisme, Rhodes a ajouté une traduction latine à la partie vietnamien-portugais. Il a remplacé le lexique portugais-vietnamien par un bref répertoire latin-vietnamien vraisemblablement de son cru. En outre, le dictionnaire inclut une brève description phonétique et grammaticale de la langue vietnamienne: une étude approfondie de ce texte, et d’un texte contemporain différent mais analogue, nous a de même amené à postuler une source portugaise commune, elle aussi perdue parce que la parution de l’ouvrage imprimé la rendait sans objet. Seule la publication et l’analyse méthodique des sources permettra de corroborer définitivement, ou d’infirmer, cette hypothèse et les autres conclusions provisoires auxquelles nous sommes parvenu sur la genèse du quốc ngữ. Nous avons déjà entrepris de montrer [101], en effet, que c’est la phonétique portugaise qui a servi au xviie siècle, de préférence à toute autre et avec un succès remarquable, d’instrument d’analyse pour la phonétique vietnamienne dans le cadre de la création du nouveau système alphabétique. Ce sont les grammairiens portugais qui ont apporté l’essentiel des outils conceptuels, et les travaux faits par d’autres Jésuites portugais sur la langue japonaise ont fourni la méthode. Ignorer ces faits, c’est s’exposer à des tâtonnements inutiles. Les meilleures études faites sur l’histoire du vietnamien et de sa transcription romanisée, notamment celles d’André-Georges Haudricourt [102], Kenneth Gregerson [103] ou Hoàng Thị Châu [104], à qui nous devons beaucoup, n’ont pu qu’entrevoir confusément ce rôle tout particulier joué par le portugais à l’origine du quốc ngữ. Pour les linguistes, il y a là un chantier à poursuivre, pour lequel une collaboration multilatérale entre spécialistes du portugais et du vietnamien nous semble indispensable.
6. De Francisco de Pina au
troisième millénaire:
|