Problèmes d’inculturation et de réception

A propos de la greffe du christianisme au Vietnam

 

  TRAN Van Toàn

                                                                                      

   Nemo dat quod non habet

   (Personne ne donne ce qu’il n’a pas)

  Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur

  (Ce qui est reçu est réceptionné selon les modalités de celui qui reçoit)

 

            Je voudrais utiliser le cas particulier du christianisme au Vietnam pour illustrer le problème général, valable dans tout échange culturel, de l’ interdépendance entre l’inculturation et la réception.

            Le christianisme est greffé sur la vie culturelle et religieuse du Vietnam depuis quatre siècles. Ce fait indiscutable est diversement interprété. Réjouissant et encourageant pour les uns ; décevant pour les autres qui disent :  « aurait pu mieux faire ! » ou : « n’a pas pu mieux faire !» ; et enfin contesté par d’autres encore qui estiment que cela n’aurait jamais dû arriver.

            Ces interprétations tournent autour de deux pivots : l’inculturation comme entrée d’un élément nouveau et une certaine idée de l’identité vietnamienne comme lieu d’accueil pour cet élément. Cette identité est, à son tour, conçue de manière statique, semble-t-il, comme foncièrement orientale et prédonnée, sinon donnée comme telle depuis toujours, immuable et close, allergique à tout corps étranger. L’identité se définit dans le cas qui nous concerne par la négation, l’exclusion de ce qu’on considère comme étranger, et se résume dans une formule percutante, comme on le disait autrefois : l’unité des trois doctrines (confucianisme, taoïsme et bouddhisme), ou comme certains le prétendent de nos jours : le bouddhisme, c’est la nation vietnamienne.

Les deux propositions mises en exergue ci-dessus ont pour but de délimiter les contours de l’élément nouveau qui entre et en même temps du milieu qui l’accueille. Car d’une part, le missionnaire ne peut donner que ce qu’il a : il est donc hors de propos d’exiger de lui ce qu’il ne peut donner ; et d’autre part, le milieu socio-culturel qui l’accueille ne peut le faire que sur la base de ce qu’il est et de ce qu’il possède : ainsi l’individu qui accueille ne peut réceptionner que selon sa situation biographique – pour utiliser l’expression du philosophe Alfred Schütz (1899-1959) [1]. Cette situation comprend non seulement son état biologique, social, historique et culturel, mais aussi ses désirs, ses options, ses projets personnels, sociaux et politiques.

Devant les obstacles culturels rencontrés par les missionnaires, les théologiens chrétiens posent depuis quelque temps le problème de l’inculturation : comment faire entrer le message chrétien dans les cultures non européennes. Réfléchissant sur la diffusion du christianisme dans le passé, ils font vigoureusement leur autocritique à propos des attitudes exclusiviste, inclusiviste ou pluraliste, attitudes fondées sur les différentes positions ecclésiocentriste, christocentriste, théocentriste ou régnocentriste. Ces propos de teneur plutôt générale et abstraite, en un mot, théorique, ne peuvent fournir aucune suggestion concrète pour la pratique, d’autant plus qu’ils semblent, dans le dialogue des religions, prendre celles-ci abstraitement comme des entités entières et figées, au lieu de s’intéresser à des hommes croyants dans leur diversité. Ainsi la question posée naguère par … Lénine – dans un autre contexte, bien sûr – reste encore ici pertinente : Que faire ?

Si j’ai utilisé le mot « inculturation », malgré son sens peu précis, c’est qu’il est en vogue et qu’il désigne en gros le domaine encore mal délimité de nos recherches. Mais pour être plus suggestif, je préfère, pour mon compte, employer le terme « greffe », reprise à Huynh Kim Khanh, qui l’a appliqué au communisme vietnamien dans son étude très sérieuse Vietnamese Communism, 1925-1945 (Cornell University Press, Ithaca and London, 1982). Ce concept de greffe a, à mon avis, l’avantage de dépasser les oppositions conceptuelles insolubles entre les positions exclusiviste, inclusiviste et pluraliste, mentionnées ci-dessus, tout en faisant ressortir l’idée très simple à comprendre, que l’on ne peut greffer n’importe quoi sur n’importe quoi, et que dans la greffe réussie ni le greffon, ni le tronc qui le reçoit ne perd son identité.

Pour les tenants de l’identité close du Vietnam, il y a deux greffons venant tous les deux de l’Europe et qui peuvent mettre en danger le corps de la nation, c’est  le christianisme et le communisme. Le problème, c’est que les communistes actuellement au pouvoir revendiquent eux-aussi d’être des gardiens de l’identité de cette nation, qu’ils veulent libérer à la fois de l’impérialisme venant de l’extérieur et du féodalisme séculaire établi à l’intérieur, et en même temps de toute religion et des cléricalismes de tout bord.

C’est dans ce contexte que, depuis un quart de siècle, un groupe de catholiques vietnamiens, redoutant d’être mis à l’écart de l’identité nationale, ont constitué l’association « Catholicisme et Nation », d’ailleurs très active. Ils ont en effet trop entendu reprocher au christianisme – à tort ou à raison, ce n’est pas la question ici – d’avoir été, sur le plan pratique, de connivence avec le colonialisme, sur le plan théorique, une doctrine étrangère à la tradition nationale, et dans l’ensemble, d’avoir eu une contribution nulle ou négligeable à l’avancement de la culture nationale. Cette dernière appréciation est cependant en train d’être révisée, suite à des études historiques et sociologiques réalisées récemment au Vietnam. Témoin un fait significatif : le missionnaire Alexandre de Rhodes, jésuite avignonnais du XVII siècle, dont tout souvenir fut effacé après 1975, sur ordonnance du gouvernement de la République Socialiste du Vietnam, a été de nouveau – comme c’est aussi le cas de Louis Pasteur – remis en honneur, reconnu comme celui qui avait mis au point  l’écriture romanisée du vietnamien, adoptée aujourd’hui comme l’écriture de la langue nationale (quôc-ngü).

Si la greffe du christianisme au Vietnam pose certains problèmes, c’est, entre autres, du fait qu’il  n’est pas arrivé dans un terrain vierge, mais dans une situation de trop plein, car le pays connaît déjà, comme dans d’autres pays de l’Asie Orientale, non seulement les trois religions, confucianisme, taoïsme et bouddhisme, mais encore la religion populaire, traditionnelle, et le tout sous le contrôle du pouvoir confucéen, gérant de l’identité nationale close.

Je me propose d’aborder la question en deux temps : le premier sera réservé aux  Considérations sur les échanges culturels en général, et le second, aux Problèmes particuliers de la greffe du christianisme au Vietnam.

1-    Considérations sur les échanges culturels en général 

11- La crise actuelle de la transmission       

 

Nous vivons aujourd’hui en Occident une crise de la transmission. Cette crise ne concerne pas le domaine du savoir scientifique et du savoir-faire technique, car ici l’accord universel s’obtient tout naturellement par les méthodes opératoires de démonstration et de vérification. Elle touche plutôt le domaine du sens : celui de la pensée portant sur la conception générale du monde, celui de l’action morale basée sur la distinction du Bien et du Mal, et enfin celui de la religion – principalement le christianisme – impliquant la signification ultime à donner à l’existence humaine.

Plusieurs facteurs dans l’histoire culturelle de l’Occident sont à l’origine de cette situation : a) l’émergence de la personne autonome, quittant  l’anonymat sécurisé au sein le la collectivité, avec le risque d’un certain déracinement ; b) la sécularisation de la société qui reconnaît l’autonomie du politique, de la morale, de la science et de la philosophie par rapport à la religion ; et  c) le pluralisme culturel, perceptible lors des échanges entre les peuples et qui, d’une part, révèle la relativité des positions acquises dans diverses traditions et, d’autre part, ouvre à la personne, devenue autonome et libérée de la tradition un large éventail de valeurs pour son libre choix. L’embarras du choix qui implique la perte des points de repère,  peut engendrer la déstabilisation de l’individu laissé à lui-même et qui devient incertain et instable.

Cette crise atteint aussi les populations d’autres continents qui dans leur culture n’ont connu ni la séparation entre le religieux et le profane, ni l’autonomie de la personne. Leur contact avec des Occidentaux les fait entrer dans cette même crise. Il s’agit ici surtout des populations récemment immigrées en Occident : séparées de leur communauté d’origine,  mal intégrées et désorientées dans les sociétés d’accueil, elles  perdent des références pour leur conduite. Habituées à se laisser diriger par les représentants de leur tradition, elles sont crispées sur leurs modes de vie traditionnelle et cherchent leur identité dans le communautarisme, autour de leurs sorciers, gourous, chefs religieux ou maîtres de sagesse. Ainsi c’est dans les terres d’accueil ou d’exil  que, avec l’aide de nouveaux clercs (nouveau « cléricalisme »), qu’elles cherchent à définir leur identité figée par opposition à la culture ambiante, alors que dans leur pays d’origine cette question d’identité ne se pose pour ainsi dire pas.

Le résultat de cette situation paraît paradoxale : l’Occidental d’aujourd’hui se sent libéré de sa tradition religieuse, que souvent il rejette même sans la connaître et, sans critique, il se fait ouvert, accueillant, perméable à tout ce qui vient de l’extérieur, tout en restant fondamentalement instable dans ses choix momentanés. Alors que l’immigré, crispé sur sa tradition religieuse et peu au courant de l’histoire culturelle de l’Occident, voit dans cet accueil même la supériorité et le succès de sa religion.

 

12- La situation en Asie Orientale à l’arrivée des missionnaires

 

            Il y a quatre ou cinq siècles, l’immigré qu’était le missionnaire occidental se trouvait devant une situation tout autre dans les pays d’accueil, Chine, Japon ou Vietnam.

En effet la société n’était pas sécularisée : la religion se distinguait à peine des autres activités culturelles. Et les mots inventés pour désigner le mot occidental de religion, signifient soit la « voie » (dào), soit le mode de transmission « enseignement traditionnel » (zongjiào). Par ailleurs, c’était le pouvoir royal ou impérial qui exerçait le contrôle sur les activités religieuses, par des dotations aux communautés religieuses ou par des brevets autorisant et finançant divers cultes populaires. Dans ce cadre, l’introduction d’un nouveau culte venant d’ailleurs et qui suivait d’autres règles, devait être considérée, abstraction faite de son contenu, comme anormale. Cela n’empêchait pas que certains souverains, chinois et vietnamiens, aient donné aux missionnaires l’autorisation de prêcher. Mais c’était des situations exceptionnelles.

De plus, l’individu n’émergeant pas encore comme personne autonome se conformait tout simplement à ce que pensaient, décidaient et faisaient les autorités politiques et familiales. Dans ces conditions la conversion individuelle visée par les missionnaires était pour la population locale une prise de position et un engagement  pleins de risques : suivre la voie de l’étranger, c’était manquer de fidélité au roi, et de piété à l’égard des ancêtres et parents, c’était se mettre à l’écart de la solidarité avec la collectivité, ce qui en somme équivalait à une trahison, difficile à assumer.

Ce problème de conscience posé à l’individu en ces termes semblait inconnu au Vietnam à cette époque. En effet, les trois religions (confucianisme, taoïsme et bouddhisme), chacun le sait, étaient bel et bien venues de l’étranger, mais la population les adoptait tout naturellement sans se poser de problème, pour la raison toute simple que les rois les avaient, pour diverses raisons, soutenues, favorisées et propagées pendant plusieurs siècles. C’est ainsi que l’on les considère comme étant depuis toujours une partie intégrante, sinon le cœur même de l’identité nationale.

Dans cette mentalité communautariste on comprend difficilement que certains individus aient pu ou osé quitter la voie commune pour adopter la voie de l’étranger. Et l’on cherche à expliquer les conversions par divers motifs et causes. S’agit-il des petites gens peu instruits, on dira qu’elles se convertissent par bêtise ou par ignorance, ou même séduites par l’ intérêt. Quand il s’agit de personnes instruites, comme des lettrés par exemple, on considère leur conversion comme de l’infidélité ou de la trahison. L’historien japonais Yoshiharu Tsuboï attribue cette conversion au désir d’une promotion devenue impossible dans le cadre de la société traditionnelle [2].

En somme, les conversions au Vietnam, comme ailleurs en Asie, étaient et sont encore plus difficiles que celles des Occidentaux d’aujourd’hui en direction des religions venant d’Asie et des sectes venant du Nouveau Monde. C’est que les conditions socio-culturelles ne sont pas les mêmes.

 

13- L’importance de la traduction

 

Dans tout échange entre les partenaires de langues différentes, la première étape est la traduction. Celle-ci nous permet de comprendre dans notre langue ce que le partenaire dit dans sa langue. Cela va tellement de soi que souvent on ne pense pas à son importance capitale.

En effet, le langage n’est pas simplement un habit extérieur de la pensée. Il n’est pas la copie (abbilden, en allemand) de la réalité, mieux, il donne forme  (bilden) à la réalité qu’il structure d’une certaine façon. Les mots utilisés pour désigner les choses et nommer les actions servent à découper et à délimiter dans la réalité des portions dont nous voulons parler. Ces portions ne sont pas découpées de la même façon dans toutes les langues. De plus, ces mots qui colportent en plus de leur sens originel tout un hallo de sens déposé au long de l’ histoire, sont à leur tour intégrés dans un champ sémantique, un réseau de relations, exprimées et structurées dans les formes grammaticales, morphologiques et syntaxiques, différentes d’une langue à l’autre. Autrement dit, parlant des langues différentes, nous n’expérimentons pas la réalité de la même façon, et nous ne l’exprimons pas, ne la reconstruisons pas dans les mêmes pensées, les mêmes conceptions. En somme, on ne s’exprime pas indifféremment dans une langue ou dans une autre. De sorte que, quand nous entendons dans notre langue les pensées exprimées dans une autre, nous les réceptionnons à notre manière, selon notre situation socio-culturelle, qui n’est pas forcément la même que celle du partenaire.

Mais il y a bien plus. Au niveau humain, nous savons que l’action ne se décide pas sur la base de faits bruts, purement physiques ou chimiques, mais des faits compris et interprétés dans une culture déterminée et selon les craintes, désirs, options et projets, aussi bien de la collectivité que des individus.

De sorte que dans cette transposition, cette translation, comme disent les Anglophones, il peut très bien y avoir des glissements de sens. Le mot traduit qui est sorti de son champ sémantique originel peut prendre un sens en partie différent dans des contextes sémantiques nouveaux. D’où le dicton italien : traduttore traditore, traduire un texte, c’est en quelque sorte le trahir, et ce risque n’est pas mince. Nous savons, par exemple, que le bouddhisme qui s’exprime en chinois a pris une tournure fort différente de celui qui se dit en sanscrit, en pali ou en tibétain, chaque langue charriant dans la doctrine réceptionnée des pans entiers de la culture dont elle est l’expression [3]. Les problèmes posés et les réponses proposées ne sont plus exactement les mêmes.

Comme il n’y a pas de traduction absolument fidèle, on hésite souvent à traduire les textes religieux. Ceci est vrai surtout pour l’Islam. Au Vietnam, pour les trois religions venues de Chine et de l’Inde, on a maintenu pendant presque mille ans les textes canoniques en chinois. Dans le christianisme, on peut dire que « au commencement était la traduction », puisque le Nouveau Testament nous est donné, non pas dans la langue parlé par Jésus, mais en grec, puis en latin et dans une multitude de langues.

Accepter la traduction, c’est accepter de partager avec autrui l’expérience et la foi religieuses que nous possédons et auxquelles autrui peut participer à sa façon, selon sa langue et sa culture. C’est aussi prendre le risque de la communication : autrui peut par sa culture découvrir d’autres résonances, d’autres richesses de notre pensée, mais il peut aussi la déformer, la comprendre de travers, en en laissant tomber certains aspects, importants pour nous mais incompréhensibles ou inassimilables pour lui.

S’il y avait eu en Chine aux XVII et XVIII siècles la fameuse querelle des rites, dont faisaient partie les discussions animées sur la traduction du mot « Dieu », ce n’était pas pour le plaisir de recréer des « discussions byzantines », mais parce que les mots disponibles à l’époque dans la tradition chinoise étaient liées à des représentations peu compatibles avec la conception de Dieu que les missionnaires voulaient faire partager. Ceci n’est qu’un exemple entre autres, car la question de la traduction et de la réception concerne tous les concepts-clés du message chrétien.

 

14- Les modalités de la transmission

 

Signalons enfin brièvement quelques modalités de la transmission.

Au niveau des personnes autonomes, les vérités objectives, d’ordre scientifique ou technologique, ne peuvent être transmises que sur la base de la démonstration ou de la vérification. Ces vérités sont universelles, mais n’appartiennent à personne en propre, de sorte que personne ne donnent sa vie pour les défendre. Tandis que les vérités morales, religieuses ou idéologiques, d’ordre plutôt personnel, indémontrables et invérifiables, se transmettent par le témoignage de vie et aussi par la séduction. C’est dans ce domaine qu’on voit les gens utiliser la force pour pallier l’absence de démonstration et de vérification. La confusion des deux domaines de vérité est cause de tant de malheur.

Au niveau de la collectivité, lorsque les individus n’accèdent pas encore à l’ autonomie de la personne, il suffit que le roi, le dirigeant ou la classe dirigeante adopte une religion ou une idéologie pour que la masse suive. Dans cette situation on cherche à s’emparer du pouvoir pour imposer à tous sa religion, ou faute de mieux, à la faire accepter comme la religion nationale. C’est aussi dans une situation semblable que les missionnaires de tout bord cherchent tout naturellement à convertir à leur religion les rois et la classe dirigeante. Il ne faut pas interpréter systématiquement cette attitude comme une agression contre une identité nationale quelconque, car il y a bien l’intention de partager avec d’autres ce qu’on croit avoir de meilleur.

 

2-     Quelques problèmes autour de la greffe du christianisme au Vietnam

 

20- Observations générales

 

La greffe chrétienne au Vietnam n’a pas été un mouvement de masse, commandé ou recommandé par les autorités politiques. L’autorisation accordée parfois et pour des périodes courtes à une poignée de missionnaires de prêcher la voie chrétienne ne signifiait nullement que ces autorités la recommandaient. Pour la plupart du temps les prédicateurs travaillaient dans l’indifférence du pouvoir politique, ou dans la suspicion, pour ne pas parler des persécutions dévastatrices du XIXe siècle, jamais appliquées à aucune autre religion.

Ceux qui s’opposent à cette greffe pensent défendre l’identité nationale ou plutôt les doctrines traditionnelles contre ce qui vient de l’étranger. Pour les missionnaires il s’agit de la voie offerte à tous les hommes, donc d’une religion universelle, qu’ils veulent faire partager à tous comme le bien le plus précieux et qui peut prendre racine dans toutes les cultures. Pour répondre à cette objection d’ordre général qui leur est adressée, ils expliquent aux Vietnamiens, d’une part, que les  doctrines considérées comme nationales, confucianisme, taoïsme et bouddhisme, sont bel et bien importées de la Chine et de l’Inde ; et d’autre part, que si leurs ancêtres ont adopté ces doctrines venues de l’étranger, c’est parce qu’ils les ont trouvées meilleures que ce qu’avaient connu leurs propres ancêtres, et que ces derniers les auraient eux-mêmes adoptées, s’ils les avaient connues. Autrement dit ceux qui adoptent la voie chrétienne restent fidèles aux aspirations de leurs ancêtres. Ce qui veut dire que l’identité nationale n’est pas une identité figée, mais une identité ouverte et évolutive.

Cependant même dans l’acceptation d’une conception ouverte de l’identité nationale, on peut encore formuler deux objections :

 

a)      L’intolérance du christianisme.

Le peuple vietnamien est, dit-on volontiers, accueillant et tolérant à l’égard de toutes les religions, mais s’il y a un problème avec le christianisme, c’est  parce que les chrétiens tiennent uniquement à leur religion et refusent les autres. Il est vrai, en effet, qu’il existe au Vietnam plusieurs religions, mais il est faux que celles-ci forment un ensemble cohérent et sont compatibles entre elles en tout point. Dans ces conditions, adopter indifféremment l’une ou l’autre, ce serait tout simplement faire preuve d’absence de conviction, ce qui est assez proche de l’opportunisme.

La réalité est un peu plus complexe. Il y a bien dans la population un syncrétisme à dosage très variable : les individus se servent, comme à la carte, des éléments de croyances disponibles. Mais au dessus de tout cela, les confucianistes, on le sait, considèrent la doctrine de Confucius comme la seule voie correcte, et les autres comme des voies incorrectes ; et les bouddhistes, de leur côté, considèrent que ceux qui n’acceptent pas l’enseignement de Bouddha sont tout simplement dans l’état d’ignorance, loin de l’éveil libérateur. Ces convictions, comme celle des chrétiens, même si elles paraissent exclusives, ne sont pas de l’intolérance, elles ne le sont que quand on utilise la force pour imposer sa conviction.

 

b)   Caractère non-vietnamien du christianisme

A cela on ajoute que le christianisme dans son discours, ses rites et dans la manière de vie qu’il préconise, n’apparaît pas conforme à l’esprit vietnamien.

Notons cependant tout d’abord que la manière de vivre et de penser des Vietnamiens a évolué beaucoup, depuis l’arrivée des trois religions de la Chine et de l’Inde, et surtout depuis le contact avec les Occidentaux. Ensuite il faut se garder de généraliser. Il y a des différences, mais il y a aussi des convergences. Si une religion nouvelle – bouddhisme ou christianisme, peu importe – n’apporte rien d’autre que ce qui existe déjà dans le pays, alors à quoi bon l’importer ?

De toute façon, cette objection dans sa généralité ne tient pas debout et elle est  relativisée dans la pratique. En effet, de nos jours les bouddhistes amènent d’Asie en Occident un autre mode de penser et de vivre, avec leurs costumes, rites et objets et maisons de culte différents, et des Occidentaux trouvent tout à fait normal d’accepter tout cela presque tel quel, alors que l’on pose uniquement pour le christianisme, semble-t-il, la question de l’inculturation. Faut-il rappeler que les missionnaires en Chine au XVIe siècle, religieux eux-même, ont commencé à adopter le costume de religieux bouddhistes, et dans la suite celui des lettrés du pays. Ils ont cherché à traduire les concepts chrétiens dans la langue du pays. C’est aussi le cas du Vietnam : les prêtres ont porté il y a plusieurs siècles la tunique des lettrés et, au XXe siècle, une sorte de robe longue boutonnée du côté droit, comme celle des bonzes, mais de couleur noire, pour se distinguer de la couleur brune chez les bonzes. Quant au bâtiment de culte, les églises comme lieux de rassemblement ressemblaient pendant les premiers siècles à des maisons privées ordinaires, pour passer inaperçues en temps de persécution. Il y a eu des églises construites à l’asiatique – comme la cathédrale de Phat-Diêm construite à la fin du XIXe siècle – avec des toits recourbés, mais avec l’aménagement d’un grand espace pour le rassemblement des fidèles – espace qui n’existait pas dans les pagodes bouddhiques anciennes, mais dont les pagodes récentes sont dotées elles aussi en fonction des rassemblements. Les églises de style européen ont été construites par des missionnaires surtout à partir de l’installation des Français en Indochine. A vrai dire, il ne s’agit là que des détails périphériques.

On pourrait pousser plus loin cette dernière objection en disant que, au lieu de donner au christianisme une forme vietnamienne, les missionnaires ont donné aux vietnamiens un christianisme européen dans sa manière de penser, dans ses rites, ses symboles et dans son organisation. Mais on peut également relativiser cette partie de l’objection en relevant quelques éléments introduits par les chrétiens et qui sont à leur tour adoptés et adaptés par leurs compatriotes non-chrétiens, comme par exemple : le mariage bouddhique devant le bonze, l’aumônerie militaire bouddhique, les écoles bouddhiques, l’emploi du mot « giao-hôi » (Eglise) par les bouddhistes, l’emploi du mot « ngôi » (personne) dans la grammaire, l’organisation de la hiérarchie caodaïste à Tây-Ninh, etc. Ce ne sont là – notons-le encore – que des éléments extérieurs qui passent facilement d’une culture à une autre, et que ce qui compte vraiment, c’est le sens qu’on leur donne dans la cohérence de chaque religion.

On ne peut pas reprocher aux missionnaires occidentaux de n’avoir pas donné au christianisme au Vietnam une forme vietnamienne, car ils ne peuvent donner ce qu’ils n’ont pas ou n’ont pas connu, car cette forme reste à élaborer. Ils ont eu déjà beaucoup de mérites d’avoir appris la langue la culture et l’histoire du pays. C’est aux Vietnamiens devenus chrétiens de le faire.

Certains pensent que les missionnaires auraient dû donner l’essence du christianisme sans les formes extérieures relevant de leur propre culture. Mais alors cela veut dire qu’on envisage le christianisme (ou n’importe quelle autre religion) comme composé d’un noyau dur, d’une essence immuable, et d’un habit extérieur qu’on pourrait remplacer indifféremment par n’importe quel autre, comme quand on abandonne le costume européen pour endosser la kimono japonais ou le boubou africain ! Or il n’y a pas de religion abstraite, pas de christianisme abstrait, il n’y a de christianisme que concrétisé dans une forme culturelle déterminée, relative, certes, mais qui lui donne la réalité effective. Essayer de lui enlever toutes les formes culturelles relatives pour trouver l’essentiel, c’est comme si l’on voulait peler un oignon pour en trouver le noyau dur ! En somme dans la transmission d’une religion d’une culture dans une autre, il y a toujours inévitablement un échange culturel.

Pour revenir au problème de la greffe du christianisme u Vietnam, je me propose de l’aborder, comme annoncé précédemment, de deux côtés opposés , mais complémentaires, et qui, comme dans tout échange, s’équilibre dans un compromis. Du côté des prédicateurs étrangers on peut constater qu’ils proposent de partager avec d’autres la voie ou religion qu’ils ont chez eux et telle qu’ils la comprennent dans leur culture, car personne ne peut donner ce qu’il n’a pas. Du côté des Vietnamiens, destinataires du message, on notera qu’ils partagent avec leurs compatriotes la même culture et par conséquent ils ne peuvent réceptionner le message venant d’ailleurs qu’à leur façon, selon leur mentalité et leur manière de vie.

 

21- La voie chrétienne proposée

 

La voie chrétienne proposée aux Asiatiques aux XVIe et XVIIe siècles est une voie qui a évolué beaucoup selon les cultures rencontrées et assimilées successivement.. Elle est née au Proche Orient en milieu juif, mais elle a rencontré les cultures hellénistique et latine. Ses écrits fondateurs sont en grec, langue commune à l’époque dans le bassin méditerranéen, ce qui facilite sa transplantation de la culture sémitique à la culture gréco-romaine, plus universelle, dont les nations européennes sont héritières.

En seize siècles le vécu de la voie chrétienne s’est développé en un grand système couvrant toute la vie humaine, allant d’un code moral assez détaillé pour la vie courante, un rituel riche et complexe pour les célébrations de toute l’année, et un code juridique régissant les rapports entre les membres organisés de manière hiérarchique, à l’élaboration d’un corps de doctrines cohérentes, utilisant plusieurs systèmes de concepts philosophiques abstraits. C’est dire que l’on est assez loin des narrations sur la vie et la mort du fondateur, Jésus de Nazareth, narrations qui cependant restent toujours le fondement de tout ce système.

De plusieurs branches du christianisme, greffées sur des cultures différentes, c’est la branche de l’Occident latin qui a eu plus de chances pour se développer et qui a entrepris d’envoyer des missionnaires en Asie. Ainsi la voie que les missionnaires voulaient proposer au XVIe siècle c’était tout d’abord le catholicisme. Le protestantisme arriva  plus tard.

Au Vietnam, comme dans les pays voisins, les missionnaires n’abordaient pas un terrain vierge dans une région sauvage, mais un Etat national, organisé autour d’un pouvoir centralisé, qui ne connaissait pas la distinction entre religion et politique, un pays dont les habitants adoptaient plusieurs religions différentes. Il s’agit pour eux, non pas de supprimer tout cela – ils n’en avaient ni la mission, ni les moyens – mais de voir comment y greffer la spécificité de la voie chrétienne. Il s’agit donc, d’une part, de discerner parmi les éléments locaux disponibles, souvent opposés les uns aux autres,  ceux qui vont dans le sens du christianisme, de ceux qui lui sont incompatibles, et, d’autre part, de greffer sur les éléments compatibles le message chrétien pour faire développer leur potentialité au-delà de l’acquis traditionnel.

 

211- Les travaux préparatoires

 

a)      L’apprentissage de la langue

Le premier travail est l’apprentissage de la langue du pays. Ceci semble aller de soi, mais pas nécessairement. L’on songe que l’Islam impose partout la langue arabe, et que les trois religions traditionnelles au Vietnam ont maintenu pendant de longs siècles, sans traduction, leurs écrits canoniques et leur rituel en chinois.

C’est ainsi que les missionnaires, jésuites et autres, se sont mis à apprendre le vietnamien, que les lettrés écrivaient en caractères démotiques (avec des caractères chinois), et qu’eux-mêmes cherchaient à leur tour à écrire, pour partir de ce qu’ils connaissaient, avec l’alphabet latin. Le résultat est  admirable : dès la première moitié du XVIIe siècle le jésuite italien, Girolamo Maiorica a composé une quarantaine de livres religieux en écriture vietnamienne démotique, et au milieu de ce même siècle, Alexandre de Rhodes a fait éditer à Rome, en 1651, le premier catéchisme bilingue, latin-vietnamien (romanisé), ainsi que le premier dictionnaire vietnamien-latin-portugais.

 

b)      La connaissance de la culture locale

Le deuxième travail préparatoire est l’acquisition des connaissances sur les us et coutumes, l’histoire et les religions du pays. Comme pour la premier travail, le second ne peut se faire sans une étroite collaboration avec les gens du pays, en particuliers avec des convertis.

Signalons en passant pour le Vietnam que plusieurs jésuites, tels que Marini, de Rhodes, Tissanier et Borri,  ont publié au XVIIe siècle en Europe des livres sur les coutumes et croyances et sur l’histoire du pays. Au XVIIIe les augustins déchaussés italiens ont rédigé le premier exposé synthétique sur les religions au Vietnam, et cela en deux versions, l’une en latin sous forme de traité systématique, l’Opusculum de Sectis apud Sinenses et Tunkinenses, 1750,  et l’autre en vietnamien romanisé, sous forme de dialogue entre un lettré occidental et un lettré oriental, le Tam Giao Chu Vong, 1752 (Erreurs des trois religions).

 

c)      La traduction des concepts chrétiens

Le troisième travail est le choix des mots pour traduire les concepts chrétiens, et celui des tournures pour rendre compréhensibles les conceptions de la religion qu’on veut prêcher. Ici la traduction n’est pas aussi simple que pour le cas des choses tangibles de la vie courante. En effet il existe des concepts religieux et philosophiques énonçant des expériences et des pensées encore inconnues en Asie, comme le Dieu transcendant, la Création, l’Incarnation, la Trinité, les Sacrements, etc.

Il a fallu une étroite collaboration entre les missionnaires et les lettrés convertis, pour inventer tout un système de mots et concepts apte à transmettre le contenu de la religion nouvelle. On mesure l’importance et la qualité de ce travail, d’autant plus que la grande partie de la terminologie chrétienne au Vietnam est fixée dès la XVIIe siècles.

Signalons toutefois une évolution dans la façon de rendre en vietnamien les notions religieuses jusqu’alors inédites. Tout d’abord, dans plusieurs cas, faute de trouver le mot correspondant, on se résigne à utiliser la transcription phonétique du mot portugais ou latin, qu’on explique dans la suite, ou dont le sens devient manifeste dans le contexte. Ensuite, on crée sur le fond linguistique disponible un nouveau mot composé, qui indique le sens le plus rapproché du mot originel. Et ce processus peut se renouveler en s’améliorant plusieurs fois dans l’histoire [4].

On mesure l’importance de la traduction qui rend possible la communication, l’échange et l’ajustement des pensées, tout en respectant le partenaire dans sa langue et dans sa culture.

 

212- La nouveauté du message proposé et les points d’ancrage

 

Il va de soi que, si les prédicateurs du christianisme n’avaient rien de nouveau à proposer, ils n’auraient eu aucune raison de venir au Vietnam. Et la preuve qu’il y avait du nouveau, c’est que certains des dirigeants du pays y voyaient une menace, ou du moins une mise en question – pacifique, mais non moins inquiétante – de l’ordre hiérarchique et de certaines coutumes du pays. Voici quelques nouveauté marquantes :

 

a)      Une autre idée de Dieu

Il y avait dans le pays une multitude de dieux, esprits ou génies, représentant diverses puissances de la nature, et qui semblent être là depuis toujours. On leur rendait le culte en cas de besoin, pour obtenir d’eux des faveurs ou pour éviter des ennuis que certains semblaient causer exprès aux hommes. Le bouddhisme, qui ne s’intéresse pas aux dieux – soumis eux aussi au samsara, ce monde sans fin de conditionnements – et qui ignore la prière, a été réceptionné dans le pays selon la mentalité religieuse de la population, qui intègre dans son panthéon existant aussi bien Bouddha que les innombrables bouddhas ou bodhisattvas comme autant de divinités bienveillantes, dotées de pouvoirs miraculeux, auxquelles on rend le culte. Devant cette situation paradoxale, le missionnaire jésuite Alexandre de Rhodes croyait déceler, non sans raison, le double langage des bouddhistes : aux initiés, c’est-à-dire aux bonzes ils enseignaient l’athéisme, et à la masse ils enseignaient l’idolâtrie, c’est-à-dire le culte de faux dieux.

A la place de tout ce panthéon, le christianisme propose l’idée d’un Dieu transcendant, unique, créateur dont tout dépend. Il n’est certes pas impossible que la pensée philosophique peut arriver à l’idée d’un principe absolu du monde. Mais qu’est-ce que cela me fait qu’il y a un tel principe, que d’aucuns appellent Dieu ? Car un dieu qui ne me parle pas – ou qui n’a rien à me dire – un tel dieu ne me dit rien !

Ainsi, une autre nouveauté :  le christianisme prêche un Dieu qui parle aux hommes [5], or la parole donne le sens à la vie ; il prêche un Dieu qui s’intéresse aux hommes, contrairement aux dieux d’Epicure qui, vivant heureux dans leur monde à eux, se désintéressent des hommes ; il prêche un Dieu qui propose aux hommes une destinée, celle d’être ses enfants. Autrement dit ce n’est pas un Dieu qui ne serait qu’un appareil automatique de rétribution, et qui est vite remplacé, avantageusement, par le Karma indien impersonnel et implacable. Ceci veut dire que le Dieu chrétien défatalise l’histoire : tout peut recommencer avec lui, et la liberté a un sens.

 

b)      Le monothéisme éthique

Si ailleurs l’attitude qu’on a envers les dieux est séparé de celle qu’on a envers les hommes, ici pour le christianisme l’amour pour Dieu et l’amour pour les hommes forment un seul et même commandement. C’est précisément sur ce point – nous en parlerons – que le christianisme trouve son point d’ancrage dans le confucianisme. On comprend alors pourquoi, malgré les persécutions terribles de la part des confucianistes, jamais appliquées à aucun autre groupe religieux [6], les chrétiens, engagés dans ce monde, se sentent plus proches du confucianisme que du taoïsme et du bouddhisme. Ces deux doctrines préconisent le désengagement par rapport à ce monde, parce que, dit le premier, nos agissements étant vains, il faut laisser agir la nature, et que, dit le second, il faut rompre avec tout attachement et tout désir, pour en finir avec ce cycle sans fin de renaissances dans  le monde de la souffrance.

 

 

22- La réception du message chrétien

 

L’idée mise en exergue est que ce qui est reçu est réceptionné ou approprié selon les modalités de celui qui reçoit. Il va donc de soi que les Vietnamiens reçoivent le christianisme, non pas comme sur une table rase sur laquelle rien n’a été écrit, mais dans leur mentalité et à partir de leur culture, pétrie par les religions traditionnelles.

Il y a certes dans le taoïsme et le bouddhisme des éléments qui vont dans le sens du christianisme. En effet, comme le taoïste qui cherche l’immortalité, le chrétien affirme le vanité des choses et cherche quelque chose de plus que ce monde. De même, comme le bouddhiste, le chrétien se méfie de l’attachement à soi et des désirs de ce monde. Mais il ne condamne pas irrémédiablement ce monde, parce que c’est encore dans ce monde même qu’il faut s’engager pour réaliser une autre dimension de l’existence. C’est donc dans l’engagement confucéen  principalement que le christianisme  semble pouvoir se greffer.

 

221- La paternité de Dieu et la doctrine des trois pères

 

Le confucianisme veut qu’on s’engage dans ce monde humain et social, en s’appliquant à se perfectionner, à mettre le bon ordre dans sa famille, à bien gouverner l’Etat et à apporter la paix dans le monde. Cependant il reste réservé au sujet du monde des esprits et des divinités, ainsi que de la mort et l’au-delà. Confucius dit :  « (La sagesse) c’est rendre aux hommes leur dû en toute justice, et honorer esprits et démons tout en les tenant à distance » (Lunyu, VI, 20), et encore : « Tant qu’on ne sait pas servir les hommes, comment peut-on servir leurs mânes ? (…) Tant qu’on ne sait pas ce qu’est la vie, comment peut-on savoir ce qu’est la mort ? » (Lunyu, XI, 11) [7]. Attitude réservée, interrogative, mais qui n’implique pas de soi une négation assurée, définitive.

C’est justement grâce à cette petite marge ainsi laissée, avec sagesse, que du point de vue confucéen la possibilité est ouverte sur l’idée du Dieu chrétien présentée dans le cadre de la doctrine des « trois pères »[8]. En effet, dans les trois liens sociaux reconnus par le confucianisme (souverain-sujet, père-enfant, époux-épouse), on reconnaît deux pères : le roi comme père de la nation et le père de famille. On sait qu’en matière de culte officiel, d’ailleurs assez formaliste, le culte rendu au Ciel, est réservé au roi, tandis que les grands mandarins rendent le culte aux esprits des fleuves et des montagnes. Dans la population, chacun n’a de culte à rendre qu’à ses propres ancêtres. Et les missionnaires au Vietnam, et plus précisément Alexandre de Rhodes, de raisonner : le roi, tout grand qu’il soit, n’est pas l’être suprême, car il doit rendre un culte à plus grand que lui, c’est-à-dire au Ciel. Or il ne peut s’agir du ciel comme chose matérielle, visible, impersonnelle, mais du Seigneur du Ciel, donc Dieu, que l’on est invité, comme chrétien, à appeler « Père ». Et c’est le père qui est au-dessus du père de la nation et du père de famille.

Ainsi c’est dans le respect du système des trois liens humains, élargi maintenant vers le haut et intégré dans un ordre supérieur, que les chrétiens annoncent Dieu, le père de rang supérieur,  comme le père des hommes. Avec cet avantage incontestable que c’est l’idée d’un Père commun à tous qui fonde celle de la fraternité universelle prônée par la sagesse asiatique pour laquelle les hommes des quatre mers sont tous frères [9].

En somme, si les vertus confucéennes sont maintenues, la hiérarchie sociale selon le confucianisme, sans être contestée, se trouve de fait relativisée et en même temps enrichie, d’une part, par la doctrine des trois pères, qui pose au-dessus du roi et du père de famille, le Seigneur du Ciel, comme le père suprême et, d’autre part, par la valeur donnée à la personne humaine, appelée à être frère avec tous les  hommes, enfants d’un même Père, ce qui introduit l’idée d’égalité entre tous les hommes. Cette égalité implique, dans le cadre de la séparation, propre au christianisme, entre le religieux et le politique, que l’autorité politique doit désormais se justifier autrement que par quelque mandat céleste ou quelque raison religieuse. Il est évident qu’il y a là de quoi déplaire aux tenants du pouvoir dans leur tendance à l’absolutisme dans tous les domaines.

 

222- Le monothéisme éthique et  les vertus confucéennes

 

Un autre point d’attache pour la greffe du christianisme, ce sont les cinq vertus confucéenne : humanité (bienveillance), justice (attachement), urbanité (politesse), intelligence (discernement) et fidélité (confiance). Sans ces vertus – et sans les liens sociaux mentionnés – on ne vit pas selon le confucianisme comme être humain. Le confucianiste qui devient chrétien, non seulement n’a pas à renoncer à ces vertus, bien au contraire, intégrées dans le cadre du monothéisme éthique, ces vertus reçoivent une valeur nouvelle, comme étant la façon concrète de réaliser à la fois la fraternité humaine et la piété filiale envers Dieu , le père de rang supérieur.

Ceci est très important, car, si les confucianistes non-chrétiens peuvent reprocher aux chrétiens d’avoir touché au système des liens humains – sans en rien y renoncer et en l’ouvrant vers une perspective plus large – ils ne peuvent leur faire grief d’avoir refusé les cinq vertus – les chrétiens en ont même ajouté d’autres. De ce fait, la pratique religieuse ne consiste ni dans la méditation sur le vide, la vacuité, ni dans des invocations inlassablement répétées, incantatoires, magiques même, mais par des actions concrètes orientées vers l’amour du prochain.

Il y a d’autres éléments du christianisme qui ne peuvent être directement greffés sur la culture traditionnelle, mais qui sont indirectement accessibles à partir des positions acquises après la greffe. L’idée de l’Incarnation d’une personne divine, à première vue ne semble pas impossible à concevoir pour ceux qui sont habitués aux récits légendaires sur la descente sur terre des immortelles célestes (les tiên) ou sur les nombreux avatars des divinités hindoues. Mais la comparaison s’arrête là, car le sens est différent. L’idée d’Incarnation une fois admise comme non impossible, on essaiera de passer à celle de la Trinité, un Dieu en trois personnes, ce qui pourrait faire penser au Trimurti hindou. Mais de nouveau la comparaison ne permet de rien identifier, car nos concepts et représentations sont inaptes à nous faire saisir une réalité qu’on ne peut viser que de loin.

 

3- Conclusion

 

31- Une autre idée de l’homme

 

Si le christianisme propose une autre idée de Dieu, il propose aussi en conséquence  une autre idée de l’homme à greffer sur des points d’attache déjà ouverts par la culture traditionnelle.

Dans l’hypothèse de l’acceptation d’un Dieu qui parle, qui s’intéresse à l’homme et lui propose une destinée, l’homme ne doit plus concevoir sa vie comme un destin inévitable, dramatique, décidé pour lui arbitrairement, comme par exemple, par des dieux grecs en conflits les uns avec les autres. Ni non plus comme le résultat automatique d’une règle de causalité implacable, comme celle d’un Karma hindou inflexible. Ainsi sa destinée de personne libre se trouve entre ses mains, dépend de sa décision libre. C’est en cela que consiste sa dignité.

Cette dignité, certains penseurs de l’antiquité grecque l’ont vue dans le fait d’être une étincelle de la divinité. Le judaïsme et le christianisme l’ont fondée dans le fait que l’homme a été créé à l’image du Dieu unique et est appelé à être le partenaire de l’Absolu. Sous-jacent  à cette conception, il y a le refus de diviniser la nature et le pouvoir politique. En Occident, cette idée de la dignité de l’homme a été sécularisée et parfois développée jusqu’à l’individualisme exacerbé, mais elle reste le fondement des luttes pour libérer l’homme de toute oppression et humiliation, de l’emprise étouffante de différentes communautés, familiale, raciale, nationale ou religieuse. En ce sens le christianisme greffé sur la culture asiatique incite l’homme à aller plus loin que les positions acquises, ce qui n’est pas sans provoquer une certaine mise en question de ces dernières et des remous chez ceux qui tiennent à y rester.

 

32- Des tâches toujours renouvelées

 

L’idée de la greffe une fois admise, le travail de l’inculturation et de la réception reste encore à faire. D’une part, le christianisme qui entre au Vietnam ne peut pas renoncer à tous les éléments dépendant de la culture occidentale – qu’on songe à la recherche, évoquée précedemment, du noyau dur de l’oignon – mais bien à certains d’entre eux, puisqu’il y a en Occident aussi une évolution historique et que certains éléments se sont avérés caducs D’autre part, les Vietnamiens ne peuvent accueillir le christianisme qu’à leur façon, selon leur culture. Notons cependant que cette culture qui s’est forgée au contact des peuples d’Asie, loin de s’arrêter là et se figer une fois pour toutes – comme certains le pensent – évolue elle aussi en fonction des rencontres plus récentes avec les peuples d’Occident. On ne peut plus faire comme si dans ces contacts les idées scientifiques, politiques – dont la démocratie et le communisme – et religieuses n’avaient jamais existé.

L’inculturation et la réception se négocient dans des compromis provisoires, et cela dans tous les domaines : la morale, le rituel religieux, l’organisation de la communauté, ainsi que l’appareil conceptuel qui permet à l’homme religieux de prendre conscience de ce qu’il est, ce qu’il fait et ce qu’il espère. Ici deux questions se posent : a) quel est le point d’attache de la greffe ?  et b) quel élément faut-il greffer ?

En ce qui concerne la première question, on a vu précédemment la doctrine des « trois pères » et les cinq vertus confucéennes. J’ajouterais, par curiosité,  qu’il y a une cinquantaine d’années, on a tenté d’élaborer une liturgie vietnamienne[10], calquée sur le rituel de la cour impériale[11]. Ce point d’attache semble propice pour l’inculturation. Mais cette tentative a été sans lendemain. Peut-être à cause de la centralisation de l’Eglise catholique romaine. Mais de toute façon cette tentative, si elle a existé, est arrivée trop tard : elle aurait dû se faire il y a plus de trois siècles, lorsque le rituel impérial était encore pratiqué et elle aurait eu alors un sens. Mais depuis le perte de l’indépendance nationale au XIXe siècle, avec l’humiliation de la monarchie maintenue pour la façade, le rituel encore pratiqué, comme par exemple le sacrifice rendu au Ciel par le roi, malgré le sérieux qu’on a voulu lui donner, a perdu beaucoup de son sens. En effet, le roi, créé ou déposé selon le bon vouloir des colonisateurs, n’est plus vraiment mandaté par le Ciel pour régner sur la nation. De plus, après la démission du dernier roi en 1945 et la proclamation de la république, il est hors de propos de chercher à élaborer une liturgie selon un rituel hors d’usage et qui ne dit plus rien à personne.

Sur la deuxième question, signalons qu’au XVIIe siècle l’Eglise catholique apportait au Vietnam une organisation centralisée et hiérarchique, et les Vietnamiens trouvaient cela normal, habitués qu’ils étaient à vivre dans la société confucéenne, centralisée et fortement hiérarchisée[12]. Mais aujourd’hui cette inculturation a perdu un peu de sa pertinence, puisque le pouvoir confucéen a disparu et que l’organisation trop centralisée de l’Eglise est mise en question par des chrétiens vivant dans la société démocratique. Un autre élément greffé dans le domaine du culte, c’était l’usage du latin – langue incompréhensible pour la population. A l’époque les Vietnamiens n’y trouvaient pas d’objection, eux qui connaissaient l’usage officiel et séculaire du chinois – compréhensible pour les lettrés et non pour le peuple – dans des cérémonies religieuses confucianistes, taoïstes et bouddhistes[13]. Or aujourd’hui le latin n’est plus obligatoire.

C’est dire en fin de compte qu’avec les changements dans la société, certains éléments greffés ont perdu de leur importance, et que l’inculturation est un processus permanent d’adaptation à la vie qui évolue.


 

[1]  Penseur qui a mis en œuvre la phénoménologie pour approfondir l’étude weberienne de la réalité sociale. Son oeuvre capitale est Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt. Eine Einführung in die verstehende Soziologie (1932), rééditée à Francfort sur le Main, 1981, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, n° 92. Cf. aussi, dans son sillage : Peter L. Berger  and Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge (1966), Penguin University Books, 1971.

[2]  Cf. l’article « Le rôle des missionnaires au Vietnam : un décalage dans le temps et dans l’espace » in : A. Forest & Y. Tsuboï, Catholicisme et Sociétés asiatiques, Paris, L’Harmattan, 1988, pp. 133-158.  L’auteur y pose la question :  « Pourquoi les Vietnamiens se convertissent-ils ? (pp. 136-143) et, sans consulter les intéressés, il répond à leur place : a) Pour les dirigeants politiques pendant la période de la division du Dai-Viet (ancien nom du Vietnam) en deux Etats concurrents, les bonnes relations avec l’étranger peuvent contribuer à affaiblir l’adversaire. b) Dans une société bloquée, avec un confucianisme d’Etat, considérant le modèle chinois comme indépassable, l’innovation est impossible ; dans cette situation, le christianisme offre une issue pour les déclassés du système mandarinal et communal. Nous savons cependant que tous les déclassés ne se sont pas convertis, bien au contraire beaucoup de déclassés parmi les lettrés (van-thân), à la fin du XIX siècle, en veulent à mort au christianisme.  L’auteur signale par ailleurs quelques traits qui ont pu rendre le christianisme attrayant : a) le christianisme est non-violent (des martyrs et non des révoltés) ; b) la sollicitude des missionnaires pour que la justice soit respectée et pour une société plus solidaire ; c) la perspective de la récompense et la promotion dans l’au-delà, moyennant des règles éthiques claires et accessibles à tous ; et enfin : d) l’emploi de la langue du pays (alors que les trois religions utilisent la langue chinoise), ce qui rend l’accès possible au savoir étranger.

[3]  Il ne serait pas inintéressant d’étudier, par exemple, dans les 77 ouvrages que le religieux bouddhiste Xuan Zhuang (600-664), selon la tradition, a traduits et composés en chinois, les glissements sémantiques enrichissants ou éventuellement déformants, donnant lieu à la diversité des écoles.

[4]  En voici quelques exemples :

Deus (Dieu) = Dêu, Chua Tröi (Seigneur du Ciel, sino-vietnamien : Thiên Chua).

Anjo (Ange) = An-giô, Thiên-thàn (Esprit du Ciel), Thiên-sü (Messager du Ciel).

Papa (Pape) = Pha-pha, Giao-tông (Ancêtre religieux), Giao-hoàng (Empereur religieux).

Bispo (évêque) = Vit-vô, Duc Thày (Maître respectable), Giam-muc (Pasteur-Inspecteur).

[5]  Confucius se demande :  « Le Ciel parle-t-il ?  Les quatre saisons se succèdent, les cent créatures prolifèrent : Qu’est-il besoin au Ciel de parler ? » (Lunyu, XVII, 19). Or pour le christianisme, Dieu a parlé aux hommes  par les hommes religieux qu’on appelle des prophètes  et en particulier par Jésus de Nazareth, vénéré comme la Parole de Dieu

[6]  Il est intéressant de noter que c’est sur la base du culte des ancêtres que les confucianistes accusent les chrétiens d’avoir manqué à la piété filiale, ou plus précisément, pour avoir adopté d’autres rites de piété filiale. A part ces raisons doctrinales alléguées en haut lieu , il faudrait ajouter aussi au niveau de la population et des exécutants la cupidité et le sadisme, étranger à la vertu d’humanité bienveillante du confucianisme. Signalons encore que les bouddhistes, de leur côté, vont jusqu’à prêcher la piété filiale comme un enseignement de Bouddha lui-même, et cela soit pour éviter les foudres des confucianistes, soit parce le bouddhisme a été réceptionné par les confucianistes à leur façon. Et l’on comprend dans cette perspective le cérémonie bouddhique de la destruction des prisons infernales pour libérer les ancêtres.

[7]  Entretiens de Confucius (Traduit du chinois par Anne Cheng, Ed. du Seuil, Points Sa24, 1981, p. 59 et p. 89.

[8]  Cf. TVT, « La doctrine des trois pères. Un effort d’inculturation du christianisme au Vietnam », dans : MISSION, Revue des sciences de la mission, Ottawa, vol. IX – N° 1 – 2002, pp. 89-104.

[9]  L’on songe à l’Hymne à la Joie du poète allemand Schiller avec la phrase : « Alle Menschen werden Brüder ».

[10]  C’est la même inspiration qui ailleurs a donné naissance au rite dit zaïrois au Congo (ex-Zaïre).

[11]  La liturgie romaine s’est inspirée elle  aussi  des éléments du rituel de la cour impériale.

[12]  Cf. Tran Van Toàn, « Un aspect confucéen dans la formation du clergé vietnamien », dans Les cadres locaux et les ministères consacrés dans les jeunes Eglises, Actes de la XVe session du CREDIC à Louvain-la-Neuve (1994), Lyon, 1995, pp. 165-183. C’est dans ce contexte sociologique que le mot « pape » a été rendu en vietnamien par «giao-hoàng » (empereur religieux ), et que l’on s’est mis à comparer le clergé catholique à un corps de fonctionnaires – religieux, bien entendu..

[13]  Et cela sans parler de l’usage dans le bouddhisme, aujourd’hui encore, de nombreuses formules magiques incompréhensibles, car prononcées en sons vietnamiens selon des transcriptions phonétiques chinoises des originaux en sanscrit ou en tibétain.