La communauté vietnamienne de France

De l’immigration intégration à la citoyenneté

 

  Par  Pr Lê Mông Nguyên

Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, juriste et politologue

 

 

Parler de la communauté vietnamienne de France sous son aspect d’heureuses cohabitations d’une part entre les communautés religieuses  au sein  de la Communauté et d’autre part entre les  croyants d’origine vietnamienne établis en France, est une gageure. Car il n’est pas facile pour un chercheur d’obtenir des renseignements précis sur le nombre des Vietnamiens vivant en France et qui sont chrétiens, bouddhistes, caodaïstes ou autres, etc. Un tel travail, statistiquement parlant, nous sera presque insurmontable.  Parce que nous sommes en France et la France selon la Constitution du 4 octobre 1958 « est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion (donc sans discrimination aucune, même positive). Elle respecte toutes les croyances » (Article Premier). La patrie des droits de l’homme reconnaît par conséquent la liberté religieuse mais n’érige aucune croyance en religion d’Etat, car la pratique d’une religion est une affaire personnelle de chaque individu et qui ne regarde que sa propre conscience… Aucune mention de ce genre ne peut figurer sur sa carte d’identité ou son passeport. Nous savons cependant que la France est un pays de comportement majoritaire catholique comme nous savons   qu’au sein de la communauté vietnamienne de France, nos compatriotes Vietnamiens ou Français d’origine vietnamienne sont coutumièrement de comportement majoritaire bouddhique.

    Il ne nous sera pas non plus facile d’insister sur les droits et devoirs de la communauté vietnamienne ou des communautés chrétiennes ou bouddhistes, etc. au sein de cette dernière alors que cartésien né, nous ne sommes  pas pour le communautarisme quand il s’agit d’intégrer dans le pays d’accueil les immigrés d’origine étrangère devenus  Français ou non par naturalisation… « L’intégration des immigrés d’après Dominique Schnapper (Citoyenneté et Société, La Documentation Française No 281, mai-juin 1997, p. 22) en effet, s’est faite autour du projet politique, né des valeurs incarnées par la Révolution, autour de la citoyenneté individuelle, contre toute intégration par communautés particulières. Cette politique qu’on a qualifiée jusque dans les années 70 de politique d’assimilation, qu’on appelle aujourd’hui intégration – n’impliquait pas, contrairement à ce qu’on a pu dire lorsqu’on condamnait sans nuance l’Etat Nation, que fussent supprimées toutes les spécificités des populations progressivement intégrées dans la nation française. Ce n’est d’ailleurs ni possible ni souhaitable. La démocratie repose sur la distinction entre le privé, domaine de la liberté de l’individu, et le public, lieu de l’unité de tous les citoyens. Dans sa vie privée, chacun peut utiliser sa langue, rester fidèle à une culture particulière ou pratiquer la religion comme il le souhaite, à condition que ces pratiques ne menacent pas l’ordre public. Mais cette politique impliquait que toutes les particularités fussent maintenues dans l’ordre du privé et que les individus se conformassent à la logique française dans l’ordre du public. Il n’y avait pas de place pour reconnaître institutionnellement des « communautés » particulières, issues de l’immigration. La politique dite d’assimilation (ou d’intégration) n’a jamais interdit le multiculturalisme dans l’ordre de la vie personnelle et sociale, mais elle interdisait qu’il se manifestât dans la vie publique. Elle reposait sur la distinction hégélienne entre les spécificités de l’homme privé et l’universalisme du citoyen ». A cet égard, la loi adoptée par l’Assemblée nationale en février 2004 disposant que : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port des signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit », en est une éclatante démonstration. Quant aux bonnes relations entre les croyants d’origine vietnamienne de toutes religions en France, elles viennent probablement du caractère traditionnel de tolérance du bouddhisme qui décidément est plus une philosophie qu’une religion (à un tel point qu’ on pourrait aujourd’hui – mais je n’oserai pas trop m’avancer  sur ce terrain - être à la fois chrétien et bouddhiste…). On n’oubliera pas de si tôt que le Premier ministre nommé en 1954 par Bao Dai était un catholique (Ngô Dinh Diêm), que l’ex-empereur lui-même (en exil comme un simple réfugié en France) s’est converti au catholicisme en 1988, et que la première femme qu’il avait épousée en 1934, devenue impératrice Nam Phuong, était issue d’une famille riche mais catholique.  Décédé le 31 juillet 1997, l’ex-empereur a été enterré dans la religion catholique à l’église Saint Pierre de Chaillot. D’autant plus que la messe du 49ème jour de sa mort (selon le souhait de sa famille) a été célébrée dans la  Grande Pagode du Bois de Vincennes et à laquelle les Vietnamiens de Paris furent conviés. Par contre, le fondateur de la dynastie des Nguyen (le futur Gia Long) justifiait, auprès de son bienfaiteur, Mgr Pigneau de Béhaine, son refus de se convertir en s’expliquant : « Je tiens, dit-il, au culte des parents parce que je le regarde  comme la base de notre éducation » (en 1704, le pape Clément XI interdit aux chrétiens d’assister aux cérémonies rituelles donc de pratiquer le culte des ancêtres)…

      N’empêche que de nos jours nos compatriotes bouddhistes en exil en France  assistent volontairement à la messe d’anniversaire de la mort du Président Ngô Dinh Diêm, célébrée le 1er novembre de chaque année dans une Eglise catholique du 14ème arrondissement de Paris. Bouddhiste  par tradition familiale moi-même, je ne fréquentai que les Maisons catholiques pendant les premières années de mon séjour d’études à Paris (soirées culturelles, restaurants, colonies de vacances, etc.) et jamais je n’ai fait de distinction entre un compatriote catholique et bouddhiste. Les oppositions d’autrefois… qui reposaient sur l’incompatibilité du catholicisme avec le culte des ancêtres et avec la polygamie pratiquée encore dans les débuts de l’intervention française en Indochine au 19ème siècle, seraient-elles en voie de disparition ? En tout cas,  la reconnaissance très officielle  de l’égalité entre hommes et femmes inscrite dans les Constitutions du Vietnam indépendant (article 9 de la Constitution du 9 novembre 1946 de la République démocratique du VN et article 5 de la Constitution du 26 octobre 1956 de la République du VN), engage notre pays sur le chemin de la modernité. Avant d’entrer dans le vif du sujet, un problème sémantique se pose :

     Si migration veut dire (d’après le Dictionnaire) déplacement de populations qui passent d’un pays à l’autre pour s’y établir, immigration fait allusion à l’entrée dans un territoire de personnes non autochtones dans le but de s’y installer, normalement afin d’y trouver un emploi. Mais avant « migration » et « immigration », il y a émigration qui désigne l’action de quitter son pays (de gré ou de force) pour aller résider dans un autre, ce dernier cas concernant notamment les boat people vietnamiens après la chute de Saigon en avril 1975 et l’invasion par les communistes du Nord de la République du Sud Viêt-Nam. Traiter de la communauté vietnamienne de France, c’est traiter de l’immigration vietnamienne sous son aspect historique et politique (dans un 1er temps) et (dans un 2ème temps) de la situation des immigrés par rapport à la société française c’est-à-dire du problème sous son aspect sociologique et culturel, afin de répondre dans une moindre mesure à la question : Faut-il se couper de ses racines pour  s’intégrer ? Siegfried a dit : « Le premier immigré demeure, sa vie durant, un homme de son pays d’origine ». Qu’en pensez-vous ?

 

I.- LA COMMUNAUTE VIETNAMIENNE : ASPECT HISTORIQUE  ET POLITIQUE DE L’IMMIGRATION VIETNAMIENNE EN FRANCE

 

     D’une manière générale et bien compréhensible par ailleurs, en raison des liens qui unissaient  l’empire français aux pays de l’ex-Indochine française, la France constitue la terre d’immigration  par excellence pour les Vietnamiens, Cambodgiens et Laotiens puis les Chinois. Quant aux populations de Thaïlande, de Malaisie, d’Indonésie, des Philippines ou de Singapour, elles ont une préférence pour l’Amérique ou l’Australie.

     S’agissant de la diaspora vietnamienne aujourd’hui disséminée dans 70 pays du monde, elle est évaluée selon certains ethnologues (Lâm Thanh Liêm et RP Jean Maïs in Le Médecin du Vietnam, n° 35, mai-juin 1997) à 2,3 millions de personnes dont plus de 300 000 d’origine chinoise vivant dans les pays environnants de l’Asie. Il reste environ 2 millions de Vietnamiens de souche (si l’on peut dire) qui se sont implantés essentiellement dans 3 continents : l’américain, l’océanien (y compris l’australien) et l’européen.

     L’Amérique du Nord absorbe le plus gros contingent : 1 150 000 dont 1 million aux Etats-Unis et 150 000 au Canada. En Océanie, plus de 272 000 qui sont répartis en Australie (160 000), en Nouvelle-Zélande (8 000) et en Nouvelle-Calédonie (4 000). Dans l’Europe occidentale, on compte à peu près 400 000 (c’est peu, relativement). Rappelons qu’avant la chute du Mur de Berlin et l’effondrement du communisme dans les pays de l’Europe centrale et orientale, le gouvernement  communiste de Hanoi y a envoyé 240 000  jeunes travailleurs pour renforcer le potentiel ouvrier et technicien des ex-pays frères idéologiques. Or, la plupart ont refusé d’être rapatriés au terme de leur contrat après la Révolution de 1989-1991. Il reste donc à l’heure actuelle quelque 100 000 dont un certain nombre cherchent à émigrer vers la France (en profitant de la procédure prévue par les Accords de Schengen : v. Lê Mông Nguyên, « L’espace Schengen et le droit d’asile des étrangers sur les territoires de la République Française » in L’Appel de la Nation, n° 24 du 20 janvier 1994).

     Combien y a-t-il de Vietnamiens en France ? Réponse presque impossible parce que sur le plan des statistiques officielles, on ne tient compte que des immigrants d’origine indochinoise en général et non des Laotiens ou Cambodgiens ou Vietnamiens en particulier . D’autant plus qu’ elles les font disparaître dès qu’ils ont obtenu la  nationalité française. Certains (Lê Huu Khoa , « Les Vietnamiens en France, Insertion et Identité », L’Harmattan, Paris 1985 ; Christophe Longwiny et Christian Jelen, « La Famille, secret de l’intégration », Robert Laffont 1993), ont avancé le nombre de 200 000, d’autres (comme l’économiste Trân Van Tong) proposent celui le plus élevé sans doute de 250 000. Disons à peu près que sur le plan du processus historique, dans la 1ère période de 1914-1918 à 1954 et concernant une première vague, 50 000 Vietnamiens pour la plupart d’origine tonkinoise sont recrutés comme « soldats-ouvriers » (linh tho) pour participer à l’effort de  guerre (la 1ère) de la Mère Patrie et qui restent en France une fois la guerre terminée pour travailler dans le textile (Lyon), les industries automobiles de la région parisienne ou dans le bâtiment (construction de chemins de fer du Nord entre autres). La seconde vague (de 1919 à 1939) est spécifiquement limitée à quelque 5 000 individus, s’agissant d’une part de jeunes à la recherche d’une formation intellectuelle ou universitaire de haut niveau (ex. Phan Châu Trinh, Nguyên Manh Tuong, etc.) et d’autre part des acteurs politiques (SM Bao Dai, plutôt hôte de marque du gouvernement qu’immigré en France, Hô Chi Minh, Nguyên An Ninh, qui seront de véritables révolutionnaires dans leur lutte anti-coloniale). Le jeune Prince héritier de la couronne puis empereur désirait apprendre la démocratie sur place afin de pouvoir faire des réformes pour l’instauration d’une  monarchie constitutionnelle au Viêt-Nam. Alors que les Vietnamiens (issus de familles de la bourgeoisie terrienne riches de Cochinchine ou de familles de lettrés d’Annam et du Tonkin) venus en France pour leurs études supérieures dans les années 1926-1927, au nombre de 200 seulement, ont admiré pendant leur séjour en Métropole, la France des Lumières et des Droits de l’Homme (Déclaration de 1789), et à laquelle ils vont pouvoir emprunter des  idées généreuses sur la liberté des peuples et ce dans un dessein pacifique de libération nationale ultérieure. Une autre vague migratoire commence au début de la Seconde Guerre mondiale (1939) par l’envoi par le gouvernement colonial en Métropole de quelque 20 000 Vietnamiens (en grande majorité originaires du Tonkin) pour y travailler en qualité de M.O.I (main-d’œuvre indigène) et   de  8 000 autres en qualité de tirailleurs. Le contexte de l’époque a été restitué (partiellement mais avec bonheur) par Lê Huu Tho dans son livre « Itinéraire d’un petit mandarin » (L’Harmattan, 1997), récit autobiographique de l’auteur (né en 1919 au Tonkin et fils de mandarin)… Après l’occupation de la France par l’Allemagne nazie (quelques mois seulement après leur débarquement en Métropole) et la signature de l’Armistice, 4 500 Vietnamiens ont été rapatriés, il ne reste donc  que 13 000 « soldats-ouvriers » en France au lendemain du second conflit mondial  et dont une grande partie seront rapatriés à partir de 1946 et ce jusqu’en 1951, date à laquelle on dénombre seulement 3 000 Vietnamiens en France. Après la Seconde Guerre (1939-1945) et jusqu’en 1954, les Vietnamiens restés en France – d’après une note du service de sécurité de l’Indochine de juillet 1945 – sont au nombre de 27 350. Par suite du rapatriement des « soldats-ouvriers », ce chiffre est ramené à 15 000 environ au début des années 1950, dont beaucoup d’étudiants (envoyés en France pendant la 1ère guerre du Vietnam (1945-1954) par leurs familles aisées pour échapper au service militaire décrété par le gouvernement du Sud). Ces derniers retournent au pays après avoir obtenu leurs diplômes dans les Universités françaises. Ceux qui restent se font naturaliser et du même coup ils ne figurent plus sur les statistiques officielles (du ministère de l’intérieur). Selon celles-ci, il y a,  en 1962 par exemple, 6 853 ressortissants vietnamiens en France. Ce qui nous conduit à examiner la seconde période de 1954 à 1975 c’est-à-dire celle de la 2ème guerre du Viêt-Nam (entre le Nord communiste, appuyé par les Viêt-Cong (s) du Sud et le Sud nationaliste, aidé par les Américains). Malgré ce conflit, la France accepte la présence sur son territoire des étudiants boursiers du gouvernement du Sud Viêt-Nam ou de son propre gouvernement ou même des étudiants non boursiers arrivés en Métropole par leurs propres moyens, notamment après l’offensive communiste du Têt Mâu Thân (1968). Si l’on recense (comme nous l’avons dit) 6853 Vietnamiens implantés en France en 1962, le ministère de l’intérieur nous donne un autre chiffre (multiplié presque par 3)  de 14 196 en 1975 avant la chute de Saigon.  La troisième et dernière période prend son tragique départ  le 30 avril 1975 c’est-à-dire à la chute de Saigon, date après laquelle la France a accueilli plus de 200 000 personnes  dont la plupart sont des ressortissants des pays du Sud-Est asiatique. Ce sont essentiellement des réfugiés venant du Cambodge, du Laos et du Viêt-Nam par suite de la prise du pouvoir par les communistes dans ces trois pays de l’ex-Indochine française. S’agissant de Vietnamiens : entre 1975 et 1990 et selon les statistiques de « France-Terre d’asile », 43 000 réfugiés arrivent en France (soit le tiers des réfugiés indochinois arrivés pendant ce laps de temps) répartis ainsi dans le temps (différentes phases) : 7 600 entre 1975 et 1977 ; 14 700 entre 1978 et 1980 ; 23 000 arrivées de Vietnamiens (dont 20 700 à peu près auront le statut de réfugiés) entre 1981 et 1990. Ce sont, jusqu’en 1983, majoritairement d’anciens boat people. Pour le reste du contingent, les départs sont organisés précisément par le  « programme des départs organisés » (ODP) accepté par Hanoi (de juillet 1978 à fin 1980) et depuis 1980 en application  de la politique de regroupement familial conçue par le gouvernement français. De 1991 à 1994 : on ne compte plus que 3 300 réfugiés Vietnamiens sur les 3 700 réfugiés indochinois parvenus en France. Et ce à cause des diverses politiques restrictives décidées par la conférence de Genève de 1989 à partir duquel les demandeurs qui arrivent dans les camps de réfugiés sont triés sur le volet pour qu’on puisse savoir s’ils sont ou non des  « réfugiés authentiques ». D’où 8% environ (et seulement) des solliciteurs obtiennent la qualité de réfugié.  A l’heure actuelle (comme nous l’avons signalé plus haut), le nombre des immigrés vietnamiens en France s’élève à 200 000 environ dont 45 000 en Île-de-France et 18 000 à Paris intra-muros (j’exclus bien entendu des statistiques les immigrés devenus Français par naturalisation et les Eurasiens rapatriés). Mais la question de l’intégration vietnamienne en France concerne aussi bien les immigrants puis immigrés que les Français d’origine vietnamienne aujourd’hui.

 

II.- LA COMMUNAUTE VIETNAMIENNE : ASPECT SOCIOLOGIQUE ET CULTUREL DE L’IMMIGRATION EN FRANCE : De l’immigration intégration à la citoyenneté

 

     Lors de la discussion qui a suivi sa communication à l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, Rue La Pérouse à Paris 16(le 03 mars 2000) sur « Les naufragés de la liberté », M. Michel Tauriac répondit  ainsi à une question sur le problème nous concernant : L’intégration vietnamienne est une grande réussite. On peut même parler parfois d’assimilation, et comme notre ministre l’a souligné tout à l’heure, il est vrai que les Vietnamiens sont écartelés entre deux cultures. Ils ont un pied dans chaque culture. Ils se sentent bien malgré tout en France. Je suis un peu Viêt moi-même, vous savez. Les Vietnamiens ne sont pas en France comme on peut l’être à l’étranger, comme on peut l’être aux Etats-Unis, en Australie, etc. La France, pour eux, c’est un peu la continuation de leur pays sous une forme différente. Cette intégration est réussie malgré cette peur, cette inquiétude qu’ils ont de perdre leurs racines et cette inquiétude de voir leurs enfants leur échapper. C’est bien naturel parce que les enfants s’émancipent, ils sont nés en France, ils font parfois des mariages mixtes, malgré eux, car les mariages arrangés existent toujours, ici comme au VietNam… » (cf. Mondes et Cultures, Comptes Rendus Trimestriels des Séances de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, Tome LIX – 3 – 4 – 1999, Tome – 1 – 2000, p. 300).

     Notre Académicien a eu grosso modo  raison de parler de réussite à propos  de l’intégration de nos compatriotes en France. J’ajoute que ceux-ci qui sont des croyants de toutes religions vivent en harmonie entre eux et que les relations inter-religieuses ne soulèvent aucun problème… Mais avant d’entrer dans la véritable question qui nous intéresse, une autre question fort importante de terminologies devra être examiné au préalable. Et je reviens sur ce auquel Michel Tauriac a fait allusion : il a parlé du phénomène d’assimilation  comme exemple possible d’intégration réussie des anciens boat people en France. En vérité, l’intégration ne doit pas être confondue avec l’ « assimilation ». Car, dans ce dernier cas, il y a une connotation d’absorption, de négation de l’autre, donc de violence qu’ont connue les ressortissants d’anciennes colonies françaises. L’assimilation aboutit sans aucun doute à l’annexion. L’intégration ne doit pas non plus être confondue avec l’insertion : C’est en effet le mot lancé au début des années 1980 par la gauche , qui consiste à accueillir des immigrés en France  sans pour autant aller jusqu’à la confiscation de leur identité et par conséquent de leur autonomie. L’insertion implique ainsi le droit à la différence. On se souvient de la campagne gouvernementale «  Vivons avec nos différences » en 1985 (sous le gouvernement Laurent Fabius) avec les débuts de SOS-Racisme. On sait que ces thèmes sont aujourd’hui récupérés par l’extrême droite lepéniste qui fait de la différence irréductible  des étrangers une justification de leur non-admissibilité à la société française, donc de leur exclusion. Vous rappelez-vous ce slogan : « La France : aimez-la ou quittez-la » ?   Alors que l’intégration dont nous allons parler à propos de l’immigration vietnamienne en France suppose, selon Jacqueline Costa-Lacoux (« De l’immigré au citoyen », La Documentation. française 1989), que « Chacun accepte de se constituer partie du tout et s’engage à respecter l’intégrité de l’ensemble ». L’intégration à cet égard, signifie le droit à l’indifférenciation .     C’est M. Michel Rocard, Premier ministre de 1988 à 1991, qui a consacré le succès du terme d’intégration. Par cette politique, les pouvoirs publics d’alors ont voulu éviter la marginalisation d’une partie de la population et ce dans un but précis, celui d’installer harmonieusement les immigrés dans le paysage français et de lutter contre toutes les formes d’exclusion sociale, qui frappent non seulement les étrangers mais aussi certaines catégories de Français comme les chômeurs, SDF, RMIstes, anciens harkis, Dom-Tom, gens du voyage, etc. Pour le Haut Conseil à l’Intégration (HCI) : L’intégration est une sorte de voie moyenne  entre l’assimilation et l’insertion : - il s’agit de : susciter la participation active (selon un vocabulaire gaullien) à la société nationale d’éléments variés et différents ; - il s’agit en même temps d’accepter  la subsistance de spécificités culturelles, sociales et morales et de tenir pour vrai que l’ensemble (la société française) s’enrichit de cette variété, de cette complexité. C’est par conséquent  aboutir au développement de la citoyenneté réelle dans les quartiers en difficulté au-delà de la rénovation des bâtiments, qui constitue un axe de la politique de la ville du gouvernement et une des finalités de l’action du Fonds d’Action Sociale (FAS) en faveur des travailleurs immigrés et de leurs familles en France. Les outils d’intégration sont - d’égale valeur - : l’école (éducation et culture, donc la langue y joue un rôle fondamental), le logement, l’emploi et l’égalité des droits (Déclaration de 1789). En effet, dans son discours de réception du 23 janvier 1997 et en s’adressant à l’écrivain Hector Bianciotti admis à l’Académie française, Jacqueline de Romilly déclarait : « Un jour est venu où, installé à Paris et servant la littérature, vous vous êtes mis à vivre en français, à penser, à rêver dans cette langue. Vous pouviez faire vôtre le mot de Supervielle : « Je me tais en français ». Quel bel exemple d’intégration que celui de ce romancier d’origine argentine, installé en France depuis trois décennies et qui s’est fait naturaliser Français en 1981 ! Auteur de nombreux ouvrages en espagnol, Hector Bianciotti a cependant choisi d’écrire en français depuis 1985 et a été – suprême honneur pour un ancien immigré – reçu à l’Académie française, au fauteuil d’André Frossard. Dans l’éloge de ce dernier, prononcé par le récipiendaire, on trouve une autre vérité : « Pour André Frossard, la bonne réponse à une bonne question était une autre question, et un problème résolu, un problème mal posé : le point final de tout discours digne d’intérêt était, à ses yeux, un point d’interrogation ». La question qui nous préoccupe en ce moment est : Faut-il se couper de ses racines pour s’intégrer ? La bonne réponse à cette question sera donc une autre question : L’intégration en général et celle des Vietnamiens en particulier ne doit-elle pas aboutir à la citoyenneté par la naturalisation ? A ce propos, (« Le Viêt-Nam au Présent », pp. 194-207, octobre 1992), le sociologue Lê Huu Khoa  cite Duong Thu Huong, femme écrivain, qui a écrit dans une Auto-Confession (Tu Bach) : Dân tôc ta da chêt hàng triêu lân trong cái chêt (Notre peuple est obligé de mourir des millions de fois d’une même mort), et de commenter : « D’après Duong Thu Huong, le peuple vietnamien sait plutôt mourir que vivre. Et, aujourd’hui, pour réapprendre à vivre, il doit apprendre à respecter la vérité et la justice (Trong le phai và su công bang) et de continuer :  A ces deux mots  Vérité, Justice, il faut - pour l’auteur de cet article - en ajouter deux autres réservés spécifiquement à la diaspora vietnamienne : Loyauté, Tolérance. Je retiens le mot LOYAUTÉ parce que nous autres Vietnamiens, nous sommes loyaux avec la France qui nous accueille, qui nous donne la chance de refaire notre vie, dans le cadre d’un Etat de droit respectueux des libertés. Et le sociologue de raconter l’histoire de Tô Huu, vice-Premier ministre et responsable du Secrétariat du PCV, qui disait en 1979 sans vergogne au cours d’une discussion avec des Vietnamiens au sujet de la naturalisation de la communauté vietnamienne  (je cite) :  Le mot « passeport » se traduit en vietnamien par HÔ CHIÊU, si l’on ne retient que le dernier terme « chiêu », il signifie « la natte », que l’on peut étendre, enrouler, garder ou jeter ». Le ministre du gouvernement de la RSVN voulait-il dire par là que lorsqu’ un immigré obtient la nationalité du pays d’accueil, cela se réduit simplement à l’obtention d’un simple papier ? Quelle importance si par la suite il veut ou la changer ou la renier ? Et le sociologue français d’origine vietnamienne de s’indigner : « Nous refusons cette attitude de tricheurs, nous avons des devoirs envers les pays qui nous ouvrent les bras, qui nous donnent la possibilité d’envisager une autre existence. Nous devons être fiers d’obtenir la nationalité française comme nous sommes fiers d’être citoyens français d’origine vietnamienne ».

     A propos donc de la France, pays d’accueil par excellence (je l’ai dit à l’Académie des Sciences d’Outre-Mer en sa séance du 3 mars 2000) des milliers de « naufragés de la liberté » qui ont tout abandonné, il faut nous rappeler qu’à l’époque, dans les années 1976 et suivantes, nous étions successivement sous les gouvernements de Jacques Chirac et de Raymond Barre, qui se déployèrent énormément pour l’insertion et l’intégration des réfugiés vietnamiens ayant choisi la France comme pays de destination, comme pays de liberté. Je me rappelle encore avec bonheur que le président Giscard d’Estaing avait donné des instructions très précises à l’Administration française pour faciliter, simplifier et accélérer la procédure de naturalisation des réfugiés. D’habitude, il leur fallait attendre des années pour aboutir. Après l’invasion du Sud par le Nord Vietnam en avril 1975, suivie de la tragédie des boat people, mes compatriotes pouvaient – grâce à la présidence giscardienne – se faire naturaliser Français en six, neuf mois ou un an, tout au plus. Je profite de cette occasion pour exprimer notre gratitude à la France des Lumières et lui rendre un hommage d’affectueuse reconnaissance.

    Si l’intégration est généralement réussie, c’est parce que, confucéens de culture majoritairement, les Vietnamiens notamment les ex-réfugiés arrivés en France entre 1954 et 1975, qui sont surtout étudiants, intellectuels et commerçants, se ruent vers les secteurs techniques et scientifiques y compris médicaux et pharmaceutiques (un vieux rêve des parents pour l’avenir de leurs enfants) et érigent l’instruction, c’est-à-dire l’école au premier plan (de la vie humaine) dans le pays d’accueil. Sur le nombre des Vietnamiens en France, Michel Tauriac a dit - en répondant à une de mes questions au cours de la séance de discussion du 3 mars 2000 en notre Académie sur « Les naufragés de la liberté » - : « … Je dirais qu’il y en a à peu près un million. Pourquoi ? Taper sur le Minitel, le nom de « Nguyên » - c’est un peu le « Dupont » du Vietnam – et vous en trouverez partout en France, dans toutes les villes, dans tous les départements. Vous avez près de 4 000 médecins Vietnamiens en France, et plus de 2 000 dentistes et pharmaciens, mais pour les Français, les Vietnamiens sont tous des Chinois et tous restaurateurs… » (Chinatown ou « Le Triangle de Choisy » dans le 13ème arrondissement de Paris). A tous ces professionnels de haut niveau, il faut ajouter (selon Philippe Devillers) beaucoup d’électroniciens (l’informatique étant un domaine où les Vietnamiens de la deuxième génération notamment excellent) et de chercheurs scientifiques dans tous les domaines, également…

      « On s’exile toujours avec ses ancêtres », tel est le sous-titre fort significatif de l’ouvrage du sociologue Le Huu Khoa sur « L’immigration confucéenne en France » (Ed. L’Harmattan 1996, 127 p.). C’est par conséquent avec le poids de la tradition que les immigrés vietnamiens essayent de s’intégrer dans la société française tout en maintenant leurs liens avec leur pays d’origine. Pour l’auteur : « L’intégration semble être perçue et comprise comme un processus et non comme un état, qui varie en fonction d’une logique d’ouverture par laquelle le sujet asiatique se montre capable d’incorporer ses attitudes et ses aptitudes héritées du confucianisme (harmonie du collectif) , du culte des ancêtres (de la filiation biologique à la pratique de mémoire),  puis du bouddhisme (la permanence et l’éphémère) et du taoïsme (entre relativisme et pragmatisme) ». La tradition confucéenne veut que le Vietnamien (autrefois l’Annamite) respecte l’autorité, la hiérarchie, pratique les vertus du « quân tu » (le sage, l’honnête homme ou « gentleman » anglais) :  rectitude, fidélité, loyauté. Il doit rechercher le « juste milieu » (le « milieu juste », disait Etiemble) et doit croire dans la « méritocratie », d’où un amour sans partage pour les études et la fascination pour les diplômes universitaires. Jadis pour devenir « mandarin », aujourd’hui pour réussir son intégration professionnelle et sociale dans le pays d’accueil. C’est incontestablement l’enseignement confucéen, plus que celui du Bouddha et de Lao Tseu ou du Christ, qui pousse l’immigré Vietnamien à aller toujours plus loin dans le perfectionnement  de ses qualités intellectuelles pour mériter la réussite de ce qu’il entreprend (sur le plan économique) vis-à-vis de la France hospitalière. Il faut dire par ailleurs que l’esprit de famille qui réside dans l’entraide des membres d’une même cellule, fait que le chômage qui touchait durement les immigrés vietnamiens dans les années 80, n’a entraîné - selon une terminologie de sociologue - ni la marginalisation, ni la fracture, ni l’exclusion (v. Buu Lich in « Le Médecin du Viêt-Nam », mai-juin 1997). Le clan familial souvent se reconstitue en cette occasion : les jeunes au chômage sont hébergés par leurs parents et les vieux parents  à leur tour passent les dernières années de leur vie auprès de leurs enfants. C’est tout de même plus agréable qu’une maison de retraite ou une pension pour personnes âgées, le culte des ancêtres étant ici associé au culte des Anciens. S’il advient le plus souvent qu’existe une sorte d’ opposition entre d’un côté, la 1ère génération d’immigrés imbus de vertu confucéenne d’éducation hiérarchique familiale et de l’autre, la 2ème génération d’immigrés respectueuse des droits de l’homme et de l’individualisme occidental, il n’y a vraiment pas de rupture car les Anciens imprégnés également de la doctrine confucéenne du « Juste Milieu », acceptent l’éventualité d’une liberté individuelle de choix pour les jeunes dans le groupe dynastique. Faut-il se couper de ses racines pour s’intégrer ? En réalité, il n’y a pas à proprement parler de réponse à cette question. On se demande seulement (comme l’a fait le sociologue Lê Huu Khoa, cité supra ) : Quelle est cette force de réminiscence du passé que les Asiatiques du monde sinisé en général et les Vietnamiens en particulier portent en eux ? C’est , à l’évidence, la terre des ancêtres dont le culte perdure ailleurs, malgré l’éloignement et dans le temps et dans l’espace et qui se trouve transposée en pays d’accueil par le biais notamment d’une pagode où l’ « on dépose les cendres des ancêtres décédés en exil pour pouvoir à tout moment assurer leur retour définitif dans le pays d’origine » à l’occasion de l’anniversaire de la mort de ses parents, de la fête du Têt ou des vacances d’été. De toute façon, le retour périodique, massif même depuis 1993, au pays natal de nos compatriotes, revêt un double aspect positif (parce que c’est le signe d’une intégration réussie et normalisée) et négatif (parce que les anciens boat people se trouvent ainsi confrontés à un régime d’ouverture économique certes, mais politiquement totalitaire). Si les jeunes de la 2ème génération refusent cet état de choses, retourner dans son pays natal pour l’ ancien immigré de la 1ère génération afin d’y rejoindre ses ancêtres demeurant une véritable obsession, le poète Cao Tân n’a-t-il pas cherché tous les jours depuis son exil en Californie, son Viêt-Nam au-delà de l’océan ? (Citons pour la démonstration ces quelques vers du poème de l’exilé, traduits par Le Huu Khoa) :

« Marcher vers la mer comme un idiot

Tremper les deux jambes dans le Pacifique

Ainsi mon odeur repart vers le cap du pays

Et touche doucement

Le dos de la douloureuse patrie ».

      Faut-il se couper de ses racines pour s’intégrer ? Il n’y a toujours pas de réponse précise à ce point d’interrogation ! Mais selon ARISTOTE 384-322 av. JC :  « … le citoyen authentique est celui qui exerce une fonction publique : soit qu’il gouverne, soit qu’il siège au tribunal ou participé aux assemblées du peuple. La citoyenneté  est donc la participation active aux affaires de la Cité. C’est le fait de ne pas être simplement gouverné, mais aussi gouvernant.