Un pèlerin de la réconciliation

 

 

Le fondateur et prieur de leur communauté,

assassiné mardi 16 août au soir vers 20 heures 45

 

Issu de la Réforme, Frère Roger avait consacré sa vie à la réconciliation entre les Églises

 

L’image en avait étonné plus d’un : le 8 avril 2005, lors de la messe de funérailles de Jean-Paul II, Frère Roger recevait la communion des mains mêmes du cardinal Ratzinger. Interrogée, la communauté de Taizé avait alors rappelé que, depuis déjà de nombreuses années, son fondateur communiait régulièrement dans le cadre d’eucharisties catholiques. Comme le faisait autrefois sa grand-mère protestante… «Marqué par le témoignage de sa vie, j’ai trouvé à sa suite ma propre identité de chrétien, en réconciliant en moi-même la foi de mes origines avec le mystère de la foi catholique, sans rupture de communion avec quiconque», écrivait Frère Roger dès 1980.

 

C’est en effet dans la foi réformée que Roger Schutz naît le 12 mai 1915 dans un petit village du Jura suisse où son père est pasteur. Obéissant à la volonté de celui-ci, le jeune homme étudie la théologie protestante, à Lausanne puis à Strasbourg. Mais, déjà, il se sent appelé à une vie de prière et à la création d’une communauté : c’est d’ailleurs sur l’idéal monastique qu’il rédige sa thèse. 

 

Un pont entre les différentes confessions chrétiennes

 

Mais c’est en France, le pays de sa mère, que le jeune Suisse va réaliser son projet communautaire. En août 1940, non loin de Cluny, une vieille dame lui propose de s’installer dans le petit village de Taizé . «Restez donc ici avec nous, nous sommes si seuls et l’hiver est si long…», lui demande-t-elle.

 

Très vite, la maison où il s’est installé avec sa sœur Geneviève, à seulement 2 km de la ligne de démarcation, devient un lieu d’accueil pour les réfugiés. Rien d’étonnant aux yeux de celui qui ne fait que reprendre ce que faisait déjà sa grand-mère pendant la Première Guerre mondiale, dans le nord de la France. «Sans elle, je n’aurais eu ni l’intuition ni l’audace de prendre à mon tour des risques semblables», écrira-t-il. Dans la France occupée par les nazis, la chose est en effet risquée : en novembre 1942, la Gestapo perquisitionne la maison. Heureusement, Roger Schutz est alors en Suisse, où il restera jusqu’à la Libération.

 

En 1944, il est de retour à Taizé avec trois Frères, des étudiants genevois touchés par la petite brochure qu’il a publiée et où il expose son idéal d’une «petite communauté fragile, suspendue à une folle espérance, la réconciliation des chrétiens et de tous les hommes». Parmi eux, Max Thurian, décédé en 1996, qui sera l’alter ego théologien du spirituel Roger Schutz.

 

Le jour de Pâques 1949, ils sont sept à prononcer des vœux définitifs de célibat et de communauté des biens, selon la Règle de Taizé que Frère Roger achèvera d’écrire en 1953. Une démarche originale au sein d’une Réforme où la vie monastique est presque inexistante. Mais d’emblée, Frère Roger a voulu inscrire son projet comme un pont entre les confessions chrétiennes.

 

"On passe à Taizé comme on passe près d’une source"

 

 

Apôtre du mouvement œcuménique, l’abbé lyonnais Paul Couturier se prend d’ailleurs de sympathie pour ce jeune homme au regard transparent. Il lui fait rencontrer le cardinal Gerlier qui lui suggère d’aller à Rome présenter son projet à Pie XII. Si Frère Roger aura deux entretiens avec ce dernier, c’est avec Jean XXIII qu’il établira une véritable relation de confiance au point que ce pape l’invitera comme observateur à Vatican II. En 1969, la communauté sera même autorisée à accueillir des Frères catholiques.

 

Toujours pendant le Concile, dans la petite chapelle où il s’arrête pour prier avant chaque séance, Frère Roger retrouve tous les matins un jeune évêque polonais : Karol Wojtyla. Née dans la prière, la relation d’estime réciproque entre les deux hommes durera bien après l’élection de l’archevêque de Cracovie au pontificat, le pape invitant chaque année Frère Roger à venir à Rome. En 1986, lors de son troisième voyage en France, Jean-Paul II s’arrêtera d’ailleurs à Taizé. «On passe à Taizé comme on passe près d’une source», dira-t-il dans une phrase devenue célèbre.

 

Car, entre-temps, Taizé est devenu le point de ralliement des jeunes chrétiens en Europe, ce que Frère Roger lui-même n’avait pas forcément prévu. Devant le succès, la communauté a même songé à déménager… Mais comment abandonner ces jeunes dont Frère Roger sent la grande soif spirituelle ? Le souci de les écouter et de leur donner foi en Dieu, et en la vie, l’habite en effet constamment. Pour eux, mais aussi pour annoncer une «joyeuse nouvelle» à une Église en crise, il lance l’idée d’un «concile des jeunes» qui s’ouvre en août 1974 en présence de 40.000 jeunes venus de tous les continents.

 

Si l’initiative n’aura que peu de suites – notamment à cause de fortes réticences côté catholique –, Taizé continue à accueillir les jeunes par dizaines de milliers, en particulier avec le «pèlerinage de confiance sur la Terre», lancé en 1978 et jalonné de rencontres dans les métropoles européennes. Au début des années 1990 se tiennent les premières rencontres en Europe de l’Est où Taizé est bien implanté : dès 1962, des Frères et des jeunes envoyés par la communauté ne cessèrent d’aller et venir clandestinement par-delà le Mur.

 

Des petites fraternités dans des lieux défavorisés

 

Dans un travail proches des plus déshérités, les Frères créent des petites fraternités dans des lieux défavorisés : d’abord en Algérie en pleine guerre, puis en Inde, au Sénégal, au Brésil, aux États-Unis… Frère Roger séjourne lui-même dans ces lieux d’où il écrit des «lettres» destinées en particulier aux jeunes. En 1963, il lance aussi une opération d’entraide à destination de l’Amérique latine. Cette «opération espérance» sera suivie de nombreuses autres actions de solidarité.

 

plus discret mais tout aussi important à ses yeux, la communauté, qui compte aujourd’hui une centaine de membres originaires de 26 pays, s’est toujours voulue proche des plus déshérités. Dès les années 1950, plusieurs Frères allèrent vivre dans des lieux défavorisés du monde pour y être témoins de paix et être aux côtés de ceux qui souffrent. Aujourd’hui, en petites fraternités, des Frères vivent dans des quartiers déshérités en Asie, en Afrique, en Amérique latine, et partagent les conditions d’existence de ceux qui les entourent. Avant que la maladie l’oblige à rester à Taizé , Frère Roger séjournait lui-même régulièrement dans ces lieux d’où il écrivait ses «lettres», destinées en particulier aux jeunes dont il était devenu une figure écoutée et respectée, voire adulée.

 

"Comment se fait-il que les jeunes nous fassent une telle confiance"

 

«Comment se fait-il qu’ils nous fassent une telle confiance ? se demandait-il. Ils en manquent. Savent-ils que la confiance peut venir de Dieu ?» Il y a sans doute, dans ce mot, une clé de son existence : cette confiance illimitée qu’il plaçait en Dieu. «Dans un cœur attentif, la confiance en Dieu se suffit de presque rien. Avec ce peu, Dieu accomplit l’essentiel.» C’est avec des paroles comme celles-là que, de sa voix douce et traînante, Frère Roger n’a cessé de transmettre sa foi toute simple, cherchant à combattre le découragement de plusieurs générations de jeunes auprès de qui il aura eu un impact profond. «Nous voudrions tellement que, dans la prière commune, dans la réflexion et le silence, dans la recherche des sources de la foi, ils découvrent un sens à leur vie. Nous voudrions chercher avec eux comment reprendre élan…»

 

Figure inclassable, voire agaçante – ses relations tant avec le protestantisme français qu’avec certains évêques français ont été difficiles –, quelquefois accusé de naïveté ou de démagogie, Frère Roger avait fait le pari de la «dynamique du provisoire». Refusant de se rattacher à l’une ou l’autre Église chrétienne, il a souhaité devenir aux yeux des hommes un signe visible de communion : «Je vis en réconcilié», aimait-il à répéter. Sa silhouette blanche ne remontera plus les travées de l’église de la Réconciliation, environnée d’enfants portant des cierges et effleurant l’épaule de ses frères. Mais Taizé restera habité par l’espérance de cet éternel jeune homme qui vécut dans «l’humble confiance en Dieu».

 

Nicolas SENÈZE et Christine JAULME

Dans Lacroix  Dans Le Journal La Croix17-08-2005