Lettre aux jeunes Vietnamiens qui “négligent” leur langue…
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J’ai été pour la première fois à l’université d’été à Nancy, “ Đại Học Hè”, la semaine du 2 au 8 août 1999. J’en avais déjà entendu parler les autres années, mais je n’y avais alors jamais fait attention. Bien que le vietnamien soit ma langue maternelle, je suis arrivée en France très tôt, comme un grand nombre de ceux que je connais ; et nous avons presque tous largement négligé ce côté de notre personnalité en faveur du français. Il s’agissait d’une session internationale, il y avait donc des gens de multiples pays ; j’énumérerai ceux-ci dans la conclusion. Parmi tous les jeunes Vietnamiens que je connais, je peux en gros établir trois catégories : d’abord ceux qui sont arrivés en France assez tard, disons âgés de plus de 12 ans : ceux-là ont plutôt gardé en premier lieu leur langue maternelle et la parlent, mais au détriment du français . Ils ont, généralement, rencontré des difficultés dans leur scolarité. Puis il y a ceux qui sont arrivés très jeunes : à l’âge de 3 ans, de 6 ans… et qui ont assimilé beaucoup plus facilement la langue de leur pays d’adoption, mais en oubliant alors leur langue maternelle. Je fais partie de ceux-là. Mettons que je connais juste ce qu’il faut pour pouvoir comprendre ce que me disent mes parents, grands-parents ou amis de la famille, et pour parler un minimum avec eux. Il est enfin une catégorie nouvelle pour moi, et que j’ai découverte à Nancy : ceux qui savent très bien le français et relativement bien le vietnamien. Ils possèdent suffisamment de vocabulaire pour exprimer assez aisément leurs idées, d’autant plus que le vietnamien est en réalité une langue extrêmement précise.
J’en viens maintenant à vous expliquer un peu le déroulement de la semaine.
Chaque journée débutait le matin avec le petit déjeuner qu’on prenait ensemble dans une salle de la maison Notre-Dame de l’Asnée. Chacun était libre d’arriver à l’heure de son choix, mais en se rappelant qu’il était servi entre 7 h30 et 8 h30. A 8 h 30 retentissait une cloche dans le couloir, agitée par une personne de l’organisation. C’est la même cloche qui nous réveillait le matin à 7 h 00 ! Nous nous installions tous dans la grande salle de conférence, devant ou derrière. Et les professeurs venaient tour à tour s’asseoir sur le podium. Chacun d’eux, en respectant son temps de parole, commençait à nous parler d’un sujet ou d’un thème de sa spécialité et toujours relatif au Viet Nam. Il était étonnant de constater l’actualité de la plupart des thèmes et de remarquer que certains suscitaient même de fortes réactions et interrogations. C’était le cas notamment quand on parlait des Communistes et de leur mainmise sur notre pays. Pour vous donner une idée de la diversité et richesse des sujets abordés, je vais un peu développer ce point. La toute première conférence s’ouvrit sur “ Bảo tồn và phát huy van hóa Việt ”. Le prêtre conférencier nous expliquait donc pourquoi il était important de perpétuer et de valoriser sa culture d’origine, de ne pas perdre ses racines, nous rappelant par là même la raison pour laquelle il était venu. Il a soulevé des problèmes très concrets tels que le fait d’avoir très peu d’amis vietnamiens, de ne pas être encadré ou de vouloir apprendre la langue vietnamienne tout seul dans son coin, ou, pire, de ne pas comprendre la nécessité de son apprentissage,ou du moins, la richesse qu’elle peut apporter. Cette culture compose finalement l’essentiel de notre être, même si on a le sentiment de baigner largement dans la culture française. Je reviendrai là-dessus plus tard. Chaque jour, nous avions droit à trois conférences traitant également de l’économie, des ressources naturelles, du développement du pays : le professeur diffusait, en même temps que son cours, l’équivalent de celui-ci en anglais, afin d’assurer une compréhension aussi large que possible. Pour résumer l’essentiel de ses idées, je dirais qu’il a beaucoup insisté sur l’importance d’un développement équilibré, c’est à dire sur ce qui touche l’environnement, l’économie et la société : le tout en corrélation. Ainsi dénonçait-il, par exemple, le surdéveloppement de l’économie au détriment de l’environnement. Si ce dernier doit pâtir pour que l’autre ressorte, on fait fausse route, c’est un développement sans avenir. Je vous laisse juger de la sagesse d’un tel raisonnement. On a eu aussi de la géographie, de l’histoire. Un professeur nous a attiré notre attention sur le symbolisme représenté par deux gâteaux très connus : “bánh chưng, bánh dày ». Un autre nous a entretenus de la psychologie “tâm lý » en fonction d’un tableau établi par E.Herikson qui distingue différentes phases de développement de l’être humain de 0 à 41 ans et plus. Ce professeur a évoqué, par exemple, des enfants de 4-5 ans, en disant que c’est la phase où ils font le plus de bêtises, mais aussi où ils commencent à regarder autour d’eux et à poser des questions auxquelles les parents ont du mal à répondre. Entre 13 et 18 ans ce serait la période où l’on se cherche, période du “ qui suis-je ? ” et où le regard et l’opinion des autres comptent beaucoup. Entre 19 et 25 se situerait l’âge où l’on commence sinon à accepter du moins à envisager qu’une autre personne puisse partager notre vie ; ou, pour d’autres, c’est le temps de songer à fonder une famille. D’autres professeurs se sont exprimés en matière de littérature, mouvements littéraires, poésie, culture, Droits de l’Homme ou encore musicologie (un célèbre musicologue nous a montré, entre autre, comment on pouvait faire du “ bruit ” rien qu’avec deux cuillères et un peu d’entraînement). Nous avons aussi abordé la politique, l’importance de la cellule familiale, voire la société, la religion et les vocations.
Après chaque conférence, chacun devait rejoindre son groupe. C’était alors que j’en profitais pour demander des éclaircissements sur ce que je n’avais pas compris, ou tout simplement, la traduction des mots que je ne connaissais pas . Cela me faisait toute une liste chaque fois ! Nous avons échangé aussi nos opinions. Nous nous étions répartis de façon à ce qu’il y ait de tout dans chaque groupe : des “ anciens ”, plus expérimentés, et des “ nouveaux ”, complètement timides ! Vu que les nouveaux, comme moi, n’osaient pas trop participer, au début, il revenait (presque) toujours aux anciens (ceux qui venaient au moins pour la deuxième fois) d’ouvrir le débat en discutant ou en donnant leur version de ce qu’ils avaient compris, ou encore en proposant un approfondissement sur un point du thème qu’on venait d’entendre. Puis au fil des jours, comme sans m’en apercevoir, j’ai pris goût à ces discussions. J’ai beaucoup apprécié quand ils nous rappelaient, surtout les premiers jours, qu’ici, on ne cherchait pas à parler en vietnamien raffiné, mais tout simplement à apprendre à pratiquer notre langue maternelle. Or il n’y a pas 36 solutions pour y arriver : il faut oser parler et accepter de commettre des maladresses. C’est comme cela qu’on progresse. J’ai essayé le troisième jour, m’étant alors sentie un peu plus en confiance, puisque je connaissais déjà davantage de monde, et j’ai été étonnée de voir que j’étais déjà plus à l’aise avec ma langue rien qu’en n’ayant entendu que du vietnamien durant deux jours. Et en fait, les autres font plus attention à ce que vous voulez dire qu’à vos fautes ou erreurs de prononciation. Une des “ anciennes ”, très sympatique, reformulait chacune de mes phrases pour être sûre de bien comprendre mon idée ou ma question ; ensuite elle ou d’autres personnes me répondaient ou me disaient ce qu’elles en pensaient. C’était épatant, car de cette façon, j’apprenais, en outre, à connaître mieux chaque personne de mon groupe.
Au bout d’une heure, on entendait à nouveau la cloche annonçant qu’était venu le temps de la mise en commun. Tout le monde revenait dans la grande salle de conférence, et la personne, qui, dans chaque groupe, s’était portée volontaire comme porte-parole, lisait et explicitait brièvement les questions que le groupe avait posées. Le professeur concerné écoutait consciencieusement et prenait des notes. Pour l’histoire du 20ème siècle, “ Việt Nam trong thế kỷ XX” par exemple, nous avons parlé des mensonges de nos communistes qui donnent au monde entier une image fausse d’eux-mêmes et de notre pays. D’où la douleur profonde et générale du peuple vietnamien. Nous nous sommes aussi demandés comment un petit nombre d’individus a réussi à s’emparer du pouvoir. Mais là, beaucoup de professeurs et de prêtres se sont accordés pour dire que seuls ceux qui ont vécu ces événements peuvent comprendre. Autre exemple : la question a été posée de savoir s’il existait encore des écrivains vivants aujourd’hui. Mais il semblerait que non. Ce que je viens de rapporter ne représente qu’un petit échantillon de tout ce que nous avons pu dire ou entendre. J’ajoute que c’est dans ces moments-là que j’ai énormément regretté de ne pas mieux savoir le vietnamien pour comprendre et suivre tous ces débats très animés et vraiment intéressants.
Le soir, après le dîner, on se retrouvait tous pour une veillée : jeux en plein air (le premier soir), sur la grande pelouse ; soirée karaoké ; soirée disco ; démonstration de chants traditionnels ; et le dernier soir ce fut un spectacle où chaque groupe présenta un sketch ou une danse qu’il avait préparé durant les derniers jours. Pour la forme, et pour encourager un minimum d’efforts, un premier prix fut remis au groupe qui avait fait preuve de plus d’originalité, les trois autres ayant été consolés par des bonbons et paquets de chips ! mais l’essentiel reste bien le temps passé ensemble à répéter pour les sketchs ou danses, ou à bricoler les costumes. On s’amusait tout en s’appliquant à fond. C’était merveilleux !
En conclusion : J’ai été très agréablement surprise par l’ambiance. Pour tout dire, je pense même que celle de l’université à Nancy est particulière : on formait vraiment une famille. Il n’y avait pas de groupe clos et à part ; tout le monde se parlait. J’ai rarement vu une aussi grande solidarité et autant de fraternité. Mais c’est peut être justement parce qu’on était vraiment entre nous. La nuit, après les veillées, on allait en ville. Lorsqu’on demandait qui voulait s’y rendre, 10 personnes se manifestaient. On s’attendait alors dans le couloir principal, et quand “ tout le monde ” était enfin là, on se retrouvait à …cinquante ! Mais le lendemain, il fallait de nouveau être en forme pour les conférences… A table, on se mélangeait pour parler à d’autres “ visages ”. On demandait chaque fois d’où venaient les gens. Il y en avait de Suisse, de Norvège, de Hollande, du Danemark, du Canada, d’Angleterre, d’Italie, de Belgique, du Luxembourg, beaucoup d’Allemagne ; mais la France était relativement peu représentée, alors que la session s’est déroulée à Nancy. Notre point commun était donc l’amour, plus ou moins prononcé, pour notre langue maternelle et notre pays. Pour moi par exemple qui “ me sentais plutôt française ”, j’ai saisi à quel point je tenais plus des Vietnamiens que je ne voulais bien l’admettre. Je comprends pourquoi je souris “ tout le temps ”, comme me le répètent souvent mes amies de classe. J’ai le sentiment aujourd’hui de n’avoir, pendant des années, ouvert qu’une porte de mon armoire, et d’avoir laissé là, inutilisée, une grande part de ma personnalité vietnamienne, laquelle compose pourtant l’essentiel de mon être. J’ai donc étouffé la plus importante partie de moi-même. Pourtant, comme le disaient mes amis venus là-bas depuis Toulouse : il ne s’agit pas de favoriser une culture au dépend d’une autre, mais de savoir aussi bien une langue que l’autre, le vietnamien non moins correctement que le français et vice-versa. Ou mieux encore : savoir parfaitement les deux, à 100% . Pouvoir baigner parfaitement dans deux cultures, la connaissance de deux langues permet de prendre du recul. Pour ma part, j’aime profiter justement des différences pour pouvoir me demander quels avantages une langue monosyllabique offre par rapport à une langue polysyllabique, et l’inverse. Il y a de quoi fouiller ! La bonne connaissance de l’une permet d’enrichir notre connaissance de l’autre, ne serait-ce que par comparaison. On prend alors conscience d’une chose qu’on n’avait jamais remarquée auparavant dans notre langue usuelle. Connaître très bien deux langues, en l’occurrence le vietnamien et le français, se révèle très enrichissant. Essayez et vous verrez vous-mêmes. De façon plus pratique : il est vrai qu’il vaut mieux venir avec ses propres amis, parce que cela peut être déroutant au début, même si ensuite on se fait très vite des amis et qu’on finit même par connaître tout le monde, à condition de s’ouvrir aux autres bien sûr. Car l’ambiance est très bonne. En ce qui concerne le prix (1650F), il me paraissait de prime abord élevé, mais par la suite je me suis bien rendu compte que c’était peu pour tout ce qu’on a eu droit durant cette semaine. D’ailleurs, il y a une chose qui n’a pas de prix, c’est de se réconcilier, finalement, avec soi-même, de découvrir la raison pour laquelle il ne faut pas renier sa première culture, et de s’apercevoir, peut-être par la suite, qu’elle représente en réalité une richesse, un atout. Mais tout cheminement reste unique et personnel. L’étape décisive pour moi aura été cette semaine à Nancy. Je ne regrette rien depuis, au contraire ! Je remercie et admire tous ces organisateurs qui, malgré beaucoup de problèmes matériels, font énormément d’efforts pour continuer à sensibiliser le plus grand nombre de jeunes Vietnamiens.
Je tiens particulièrement aussi à assurer de ma gratitude notre aumônier « cha tuyên úy » qui a fort insisté pour que je participe à cette université d’été, alors que l’idée ne m’en souriait guère, sinon pas du tout. Mais il savait que c’était pour mon bien, il a eu raison. La prochaine fois, s’il y en a une comme je l’espère beaucoup, il n’aura pas à s’inquiéter : j’irai de mon plein gré, et avec joie !
Đinh Thúy HàngEtudiante à Strasbourg |